Smaïl Goumeziane connaît les rouages du système politique algérien de l'intérieur. Dans son livre autobiographique, Fils de Novembre, paru aux éditions Paris-Méditerranée, l'enfant de 5 ans, tout juste débarqué de sa Kabylie natale à Paris, découvre la guerre d'Algérie à travers les journaux qu'il lisait à son père. Après l'indépendance, l'Algérie avait grand besoin de cadres. Smaïl Goumeziane répond à l'appel. Il allait découvrir les arcanes du pouvoir, en périphérie d'abord avant d'être nommé ministre du Commerce par Mouloud Hamrouche. Le livre recèle plein de détails croustillants d'un pouvoir schizophrène et paranoïaque. La censure, l'autocensure, les pressions de toutes natures sont au rendez-vous. Comment avez-vous vécu le moment où vous avez cessé d'être ministre pour redevenir simple citoyen, en exil ? On est, en principe, rarement ministre à vie. Ce qui était important, en ce soir du 4 juin 1991, c'était le sort réservé aux réformes démocratiques. On sait ce qu'il en est advenu. Je n'ai pas tout de suite songé à partir à l'étranger. Jusqu'à décembre 1991, je me suis engagé comme candidat dans le processus des législatives. Suite à son interruption en janvier 1992, j'ai jugé plus utile de me consacrer à des travaux de recherche universitaire sur l'évolution de l'économie algérienne depuis 1962. Le cadre de l'université Paris IX Dauphine était alors le plus approprié. En quittant le pays, en 1992, je n'avais pas le sentiment de m'exiler. Après tout, j'étais aussi un fils de l'émigration. Ce n'est qu'en 1994, comme je l'explique dans Fils de Novembre, qu'à l'occasion d'une rencontre avec l'écrivain Rachid Mimouni, nous avons pris conscience qu'il s'agissait de cela, pour des milliers d'entre nous. Ce fut d'ailleurs la dernière fois que je vis Rachid, puisqu'il décéda quelques mois après, de maladie, au Maroc. Comment expliquez-vous que l'Algérie se soit retrouvée dans cette situation ? Ce serait long à expliquer dans le détail. Mes travaux, publiés en 1994 sous le titre Le mal algérien tentaient d'apporter quelques réponses. Pour faire court, disons simplement que le pays était malade de sa rente pétrolière et des monopoles qui organisaient son accaparement aux plans politique, économique, social et même religieux. Cette situation n'était pas spécifique à l'Algérie. La plupart des pays en développement, sans parler du bloc soviétique, ont connu un échec aussi retentissant en termes de développement. Les conditions internes à l'Algérie expliquent en partie ce blocage, mais l'évolution géostratégique mondiale, dès le début des années 1980, a joué un rôle tout aussi important dans la crise. Le pouvoir américain, en particulier, a mené à sa guise le processus de mondialisation qui a accéléré l'effondrement de l'URSS et de ses satellites, et la crise de ce qu'on appelait encore le tiers monde. Pour un gamin qui voit son pays d'origine recouvrer son indépendance, l'avenir ne devait pas avoir l'image « d'un fleuve détourné »... Que non. Lorsque je retournais au pays en 1967, la tête remplie des souvenirs de la Soummam, de la bataille d'Alger, du 17 octobre 1961, ou du 5 juillet 1962, c'était pour contribuer à ce qu'on appelait alors « la bataille du développement ». L'enthousiasme, fondé sur l'exploit historique que les pères de Novembre avaient réalisé en menant le peuple à la libération du pays, ne nous laissait aucun doute sur l'issue. Le développement, fondé sur la récupération de toute notre histoire et sur la modernité, nous semblait à portée de main en moins d'une génération, pour peu qu'on agissât tous dans la même direction. Hélas, le fleuve avait été détourné, comme par « malédiction », selon le bon mot de Rachid Mimouni. Malgré cela, des milliers de cadres, dont je faisais partie, maintenaient leur mobilisation avec l'espoir de vaincre la pensée unique, la bureaucratie, les comportements rentiers, et remettre le fleuve dans son lit. Je décris, dans Fils de Novembre, plusieurs épisodes de ces luttes qui furent menées au quotidien dans les entreprises et organismes où nous travaillions, avec plus ou moins de succès tout au long des années 1970 et 1980. Vous vous définissez comme proche de Mouloud Hamrouche, FLN rénovateur. Cela a-t-il encore un sens ? Je suis en effet fidèle aux idées et au programme de réformes démocratiques que portait et que porte encore Mouloud Hamrouche. Je ne suis pas sûr qu'il en soit de même du FLN, qui me paraît engagé sur d'autres objectifs. Cependant, je reste convaincu que les idées de réformes démocratiques ont encore leur place dans ce front au même titre que dans plusieurs autres formations. Bien entendu, le contenu des idées réformatrices de 2005 n'est pas celui de 1989. Quelles peuvent être, selon vous, les conditions de sortie de crise pour l'Algérie ? Ce sont toutes les conditions, notamment politiques, qui favorisent l'expression des libertés individuelles et collectives, dans une société apaisée et juste, ayant restauré la confiance. Elles sont loin d'être toutes réunies. En attendant, lorsque les populations trouvent divers modes d'expressions, y compris par la grogne, il faut être à l'écoute, percevoir les revendications et les traduire en programmes politique et économique concrets et palpables. Depuis plusieurs années, par exemple, la presse nationale s'est faite l'écho de ces revendications. Les jeunes ont plein de projets dans leurs têtes. Ils veulent une éducation de qualité, de vrais emplois, salariés ou non, un accès transparent à des logements décents. Les femmes veulent définitivement sortir des violences que leur impose, entre autres, le carcan du code de la famille et retrouver la place centrale qu'elles méritent au sein de la société. Plus largement, les Algériens souhaitent recouvrer tous les attributs de leur culture, dont celui de la langue amazighe, tout en restant ouverts sur le monde. Bien entendu, tout n'est pas possible en un jour, et le chemin risque d'être long et parsemé d'embûches, mais un principe incontournable doit désormais guider toute sortie de crise : rien de durable ne sera fait sans la participation la plus active, la plus large et la plus libre possible des Algériennes et des Algériens à l'élaboration, à la mise en œuvre et au contrôle des solutions à la crise. C'est là le défi renouvelé de Novembre.