formé à l'université d'Oran et à l'Institut national audiovisuel de Paris, Kouider Metaïr exerce depuis 1981 comme ingénieur à la télévision algérienne. Doublement attaché au patrimoine et à l'histoire, il est l'auteur de nombreuses expositions photos et l'illustrateur de livres consacrés, comme celui de Fatéma Bakhaï, à Oran. Oran, la mémoire - paru sous sa direction - est un ouvrage contre les préjugés et les idées reçues qui entourent une ville dont il défend l'image en tant que président de l'association Bel Horizon. Vous êtes le maître d'œuvre, en association avec d'autres auteurs, d'un beau livre sur Oran, la mémoire. Comment l'idée de ce livre s'est elle imposée à vous ? Un constat d'abord : en 40 ans, deux livres seulement sur Oran ont été publiés en Algérie, contre une centaine de publications en Europe durant la même période ! « Ce manque d'intérêt » local traduit en fait le rapport distant qu'ont eu les habitants et les élus à leur ville durant une longue période. Il y a aussi des raisons politiques et idéologiques. Dans l'imaginaire d'un pouvoir conservateur dans le domaine culturel, Oran était le mauvais exemple. La ville est taxée tantôt d'espagnole, tantôt de ville coloniale : n'était ce pas la ville la plus européenne d'Algérie ? Par conséquent une ville qui charrie des valeurs qui dérangent. Depuis, une politique de culpabilisation fut mise en œuvre, prétextant une participation tiède à la guerre de libération et une prétendue large permissivité morale. Les élites locales et autres notabilités oranaises ont été complexées et, dans une large mesure, neutralisées. Le succès du raï venant par ailleurs « confirmer » ce point de vue de ville libertine. Centré sur la mémoire de la ville, votre ouvrage dessine à traits forts une identité oranaise. Comment selon vous la cité est-elle ancrée dans l'imaginaire des Oranais d'abord, mais aussi par les regards des Algériens ? La mémoire oranaise se trouve ainsi contrariée et mutilée, comme d'ailleurs dans beaucoup de régions du pays. Autant de raisons qui ont poussé notre association (Bel Horizon, éditrice du livre) à s'inscrire dans un processus de « fabrication de la mémoire » actuellement enclenché ici et ailleurs. Le premier titre du livre Oran face à sa mémoire était significatif à ce propos. Nous l' avons proposé dans un premier temps aux institutions locales, à des éditeurs, à des journaux, mais sans succès... C'est grâce à un soutien de la Commission européenne et du CCF, que l'ouvrage voit enfin le jour dans la catégorie beau livre. Etiez-vous conscient du piège possible d'une représentation stéréotypée d'Oran, et dans ce cas, en quoi votre livre apporte-t-il une approche nouvelle par rapport à ce qui se sait d'Oran ? Il est évident que dans un beau livre, la tendance est au stéréotype, car on a tendance à privilégier la carte postale. C'est pour cela que nous avions favorisé le regard pluriel, l'ouvrage collégial. Les auteurs ont des vécus et des démarches différentes, cela ne pouvait qu'être enrichissant et devait nous prémunir d'une vision unilatérale. A travers les différentes contributions, plusieurs Oran surgissent. Et tant mieux. Il s'agit d'une mémoire plurielle, n'est-ce pas ? Vous articulez votre démarche, dans Oran, la mémoire, sur des icônes emblématiques qui attestent de l'extraordinaire densité historique, artistique, et humaine, qui caractérise la ville au fil des siècles. S'il raconte Oran, votre livre le fait à travers les apports extérieurs dont la cité s'est nourrie, mais aussi pour ce qu'elle a donné aux autres. Oran est-elle un lieu de rencontre privilégié des cultures ? Oran a connu durant son histoire plusieurs déplacements massifs des populations. Et donc des ruptures. La mémoire oranaise se trouve par conséquent stratifiée, enrichie, par des échanges souvent imposés, dans des circonstances tragiques. Sa proximité géographique de l'Espagne en fait la première ville andalouse, fondée sur les côtes sud, par des marins venus de Cordoue l'ommeyade, au début du Xe siècle. Elle fut par la suite la première victime de la Reconquista de l'Espagne des rois catholiques. La cité restera durant des siècles la proie de toutes les convoitises. Souvent conquise, jamais soumise. De terribles tremblements de terre, de graves épidémies jalonnent aussi son histoire, au point que beaucoup croient encore à une malédiction du saint patron de la ville Sidi El Houari, tellement les catastrophes se suivaient et rivalisaient en gravité. Mais de cette histoire dure et tumultueuse, il demeure de beaux restes patrimoniaux, qui font la fierté des Oranais et d'Oran un site de patrimoine partagé, un haut lieu de mémoire, structurant une certaine identité oranaise, appelée Oranité. On retient de votre livre qu'il y a peut-être plusieurs Oran et par conséquent une mémoire plurielle de la ville qui s'incarne dans ses corps de métier, dans le panachage audacieux de son cadre bâti, dans son génie artistique, mais aussi dans l'héritage assumé de son passé. Comment définiriez-vous, alors, la modernité d'Oran ? L'Oranité reste difficile à cerner, car elle s'appuyait au départ sur un ressentiment légitime des « ouled bled » floués, une certaine nostalgie (n'a-t-on pas le droit d'être nostalgique de sa jeunesse ?) mais au fil des temps, elle s'est imposée comme une manière d'être, de vivre, de paraître un « way of life » fait de panache et de tolérance. On ne naît pas Oranais, on le devient. C'est peut-être ça la modernité d'Oran.