Mohamed Faker Klibi est docteur tunisien ès sciences comptables et enseignant à l'ESSECT de Tunis. Il s'intéresse depuis longtemps à la possibilité d'adoption des normes internationales d'informations financières (IFRS) par les pays en développement en général avec pour objectif de définir ses perspectives, ses opportunités et ses enjeux. Le chercheur défend l'idée selon laquelle l'adoption des normes IFRS pour les pays en développement revêt d'autres intérêts que le simple souci de transparence et circulation de l'information comptable et financière des entreprises. L'enjeu serait d'envergure internationale et c'est ce qu'il nous explique dans cet entretien qu'il nous accorde. -Vous développez l'idée que l'enjeu de la mise en œuvre de normes internationales en matière de comptabilité pour les pays en développement n'est pas seulement interne et en relation avec l'intérêt immédiat des entreprises. Pourquoi ? Le système comptable international est conçu pour satisfaire les besoins des économies développées. La force de frappe de ces économies est représentée essentiellement par des groupes de société dont l'activité est très diversifiée et s'étend sur un marché local et international. Les besoins de financement de ces groupes de sociétés sont donc très importants, c'est pour cette raison qu'ils ont recours au marché financier pour drainer l'épargne des autres acteurs économiques (investisseurs institutionnels et individuels) qui disposent d'une certaine capacité de financement. Ces derniers, en acceptant d'allouer leur épargne acceptent par la même occasion d'être les observateurs passifs des actes de gestion des dirigeants et des membres des conseils d'administration desdits groupes puisque le principe que consacrent les économies développées est la séparation entre la gestion (direction) et le financement. C'est dans cette logique que les normes internationales (les International Financial Reporting Standards ou IFRS) se proposent de contourner toute situation d'asymétrie d'informations qui peut exister entre dirigeants et investisseurs en poussant les comptables (sous la responsabilité du conseil d'administration) à publier des états financiers contenant des informations de haute qualité susceptibles d'aider les investisseurs à évaluer adéquatement la santé financière des entreprises où ils ont investi. -Pensez-vous que cette logique est la même qui prévaut dans les pays en développement comme l'Algérie ? Le lecteur averti peut se rendre compte facilement que la logique économique qui a fait naître les normes comptables internationales ne peut pas être vérifiée actuellement dans le cadre des économies en développement. Ceci est principalement expliqué par les raisons suivantes : dans les pays en développement, une séparation entre la gestion et le financement des entreprises est dans la majorité des cas absente. Par conséquent, l'information comptable n'est pas publiée pour protéger l'épargne nationale. Dans ces pays, la pratique comptable est trop influencée par la législation fiscale et l'information comptable n'est publiée que pour faciliter la collecte de l'impôt. La pratique des normes internationales est basée sur le principe (parfois désiré parfois détesté) de la juste valeur. Ce principe qui permet une évaluation pertinente et actualisée des actifs et des passifs des entreprises, suppose l'existence des marchés (commercial, financier, bancaire, immobilier…) reflétant des conditions normales de concurrence. A mon avis, il s'agit d'une condition peu vérifiée dans le cadre des pays en développement. Les normes internationales sont des normes sophistiquées qui ont été élaborées pour décrire l'activité des entreprises cotées en bourse et qui consolident leurs états financiers. Les pays en développement vont-ils adopter des normes comptables pour qu'elles soient appliquées par une dizaine de sociétés ? Les normes internationales se basent sur des principes généraux et peu détaillés. Leur application va donc interpeller le jugement professionnel des comptables. Les comptables des pays en développement qui sont habitués à des règles comptables détaillées peuvent-ils facilement asseoir un jugement professionnel adéquat ô combien nécessaire pour élaborer des états financiers de qualité ? -Au-delà des discours pourquoi donc les pays en développement adoptent-ils les normes comptables internationales ? L'adoption des normes internationales par les pays en développement dans l'état actuel des choses est uniquement bénéfique sur un plan macroéconomique. Cette adoption permettra à ces pays d'accéder à un rang plus avancé en termes de développement économique. En effet, adopter les IFRS, normes recommandées voire exigées par la Banque mondiale et le FMI, c'est avoir un label d'ouverture économique et culturelle. C'est aussi avoir sa place dans la communauté internationale (surtout les pays développés) qui encourage la mondialisation et tout ce qui renforce le démantèlement des barrières douanières pour que leurs multinationales accèdent à plus de marchés. Mais en contrepartie, les pays en développement peuvent accéder à plus d'investissements directs étrangers, de transferts technologiques et de savoir faire managérial des multinationales, des aides et de l'expertise des organismes financiers internationaux. En conclusion, l'adoption des normes internationales ne constitue pas une réponse à un besoin éprouvé par les entreprises locales et les utilisateurs de l'information comptable et financière, mais elle pourrait représenter une réponse des Etats à un contexte international qui favorise l'harmonisation. -Le fait que l'enjeu premier ne soit pas l'entreprise peut-il affecter d'une manière ou d'une autre la transition comme pour le cas de l'Algérie de l'ancien plan vers le nouveau plan. Si oui comment ? Je connais bien le SCF algérien. Il s'agit d'un système moderne qui va contribuer à la mise en place d'une pratique comptable totalement différente de celle qui se référait à l'ancien plan comptable de 1975. A travers mes visites en Algérie, je remarque qu'un grand chantier de formation académique et professionnelle s'ouvre. La transition sera un peu difficile et coûteuse en termes d'argent et de temps. A mon avis, le coût de cette transition constitue un investissement qui ne sera rentable pour l'entreprise algérienne qu'après des années. En effet, actuellement, c'est vrai, le SCF dépasse les besoins de l'entreprise algérienne. Je dis peut être parce qu'il n y' a pas une pression remarquable sur ces entreprises pour publier le maximum d'informations pertinentes pour aider à la prise des décisions économiques. Toutefois, avec le développement économique et social, il est prévisible que l'Algérie connaisse pendant les prochaines années grâce à son ouverture économique, le marché financier sera de plus en plus dynamique et le nombre d'investisseurs augmentera aussi. En arrivant à cette situation, seules les entreprises transparentes, donc qui maîtrisent bien les nouvelles normes, seront suivies par les investisseurs et leurs conseillers.