Le paysage audiovisuel tunisien a connu une relative et restrictive ouverture à partir de 2004 et la naissance de Hannibal TV, première chaîne privée, qui sera suivie, deux ans plus tard, par Nessma TV. Après la révolution du 14 janvier, les chaînes tunisiennes font leur mue et s'engouffrent dans la brèche en bravant toutes les lignes rouges. 71 nouvelles chaînes de radio et 25 chaînes de télévision attendent leur autorisation dans un paysage audiovisuel qui reste totalement à reconfigurer. Tunis. De notre envoyé spécial Cela a commencé par un changement de logo : le chiffre «7» de Tounès 7 (Tunisie7), la chaîne publique de plomb sous Ben Ali, équivalent de notre ENTV nationale, a disparu comme par enchantement au lendemain de la révolution du 14 janvier. La chaîne est rebaptisée Tunisia 1 ou Al Wataniya 1. C'est que, comme chacun sait, le 7, chiffre cabalistique s'il en est dans le calendrier benaliste, fait référence au «coup d'Etat médical» de «Zinochet» contre Bourguiba, accompli le 7 novembre 1987. Mais au-delà de cette débaptisation, ô combien symbolique, il faut dire que toute la société tunisienne est dans une grosse tempête depuis le 14 janvier, et les médias lourds ne sont pas en reste dans ces chambardements. Ils sont même dans l'œil du cyclone. On a toujours dit que les Marocains et les Tunisiens ont pris une sacrée longueur d'avance sur nous en matière d'ouverture audiovisuelle. Et on disait cela même aux pires années de la dictature de Ben Ali. Sans aller jusqu'à passer en revue la myriade de chaînes auxquelles le téléspectateur «DZ» est exposé, et pour nous en tenir uniquement au bouquet maghrébin, les Algériens se sont retrouvés en gros pris en sandwich entre Medi 1 Sat la marocaine (lancée en 2006) et Nessma TV la tunisienne (mise en service en 2007). Pendant ce temps, Bouteflika et Ouyahia répètent en boucle que les Algériens ne sont pas mûrs pour le pluralisme audiovisuel, et qu'ils peuvent se suffire des clones de «lemhatma» (la «chaîne imposée» comme la surnomme la vox populi), pour quelques siècles encore. Une chasse gardée du clan présidentiel C'est en 2004 que la Tunisie a connu sa première chaîne privée : Hannibal TV. Une chaîne généraliste appartenant à un richissime homme d'affaires : Larbi Nasra. L'homme serait lié à Leila Trabelsi par alliance (son fils Mehdi aurait épousé l'une des nièces de «Madame la Présidente»), et c'est par ce canal qu'il aurait réussi à arracher la précieuse licence de diffusion paraphée par Ben Ali. Elle lui a été attribuée officiellement le 13 février 2004. La durée de la licence est de dix ans, et la chaîne est tenue de payer une redevance de 2 millions de DT (environ 1 million d'euros) à l'Office national de télédiffusion (ONT), organisme étatique qui détient le monopole en matière de télédiffusion et d'attribution de fréquences radio. Larbi Nasra a défrayé la chronique pour s'être vu embarquer avec son fils, Mehdi Nasra, au lendemain de la chute de Ben Ali pour «haute trahison et complot contre la sécurité de l'Etat». En gros, il lui fut reproché d'avoir utilisé sa chaîne pour faire capoter la Révolution. Mais Larbi Nasra sera vite relâché. Le 15 mars 2007, le gouvernement tunisien accorde une deuxième licence à une chaîne privée : ça sera Nessma TV, «la télé du Grand Maghreb», comme le veut son slogan. La chaîne est créée à l'initiative d'un important groupe de communication qui a fait ses armes dans l'«advertising» : Karoui & Karoui World, le fameux groupe des frères Nabil et Ghazi Karoui. Sauf qu'à Tunis, personne, hormis les intéressés, ne gobe la thèse selon laquelle ces chaînes et les stations de radio privées qui leur ont emboîté le pas seraient le fait de simples golden boys qui ont réussi dans les affaires, et qui n'ont aucun lien avec le pouvoir. Dans un pays où les Trabelsi étaient actionnaires jusque dans la plus insignifiante gargote de La Goulette, il est, en effet, difficile d'imaginer pour le Tunisien lambda que ces chaînes aient pu voir le jour sans un coup de pouce d'en haut ou un puissant associé dûment introduit au Palais de Carthage. C'est l'avis en tout cas de Djanette Ben Abdallah, chef du service économique au journal gouvernemental Essahafa : «Ce n'est pas une vraie ouverture audiovisuelle dans la mesure où le secteur se limitait à la famille du Président, sa belle-famille et ses gendres. Mosaïque FM appartient à Belhassen Trabelsi, la radio Shems appartient à la fille du Président, Cyrine Ben Ali, Express FM appartient au fils du médecin du Président, le Dr Mohamed Gueddiche ; Tarek Ben Ammar de Nessma TV est un proche du pouvoir, etc. D'ailleurs, la législation n'est pas claire. Ben Ali avait façonné le paysage médiatique à son image.» Nessma TV : De l'Entertainment aux news C'est dans un immeuble neuf de l'avenue Mohamed V que se trouve le siège de Karoui & Karoui World et une partie des bureaux de Nessma TV. Les studios, eux, sont installés à Radès. Le QG des frères Karoui se veut moderne : design recherché, mobilier attrayant, ambiance agréable. Et ce slogan : «Let's make it red !» De fait, le rouge domine la charte chromatique du groupe, comme l'illustre d'ailleurs l'habillage de Nessma TV. Au 4e étage, nous attend Ridha Bouguezzi, le tout nouveau directeur de l'information. L'Algérien Chawki Smati, ex-animateur de la chaîne III et présentateur du JT, se joint à nous. «Je suis ici depuis trois mois. Je suis arrivé juste après la révolution pour renforcer l'équipe et donner un coup de main», dit d'emblée Ridha Bouguezzi. Physique d'éternel jeune premier, le nouveau rédacteur en chef du service info a commencé à la télévision en… 1978. Il fut pendant 17 ans le présentateur vedette du JT en langue française de la chaîne publique tunisienne. S'il a été débauché à la chaîne de radio RTCI dont il était directeur, c'est parce que «‘‘la télé du Grand Maghreb'' se devait de se doter au pied levé d'une vraie rédaction, forte aujourd'hui de 12 journalistes. A sa création, Nessma avait un profil ‘‘entertainement'' (divertissement)», explique Ridha Bouguezzi. «Aujourd'hui, on est une chaîne vraiment généraliste, avec une part importante pour les news, les talk-shows et les émissions politiques.» Créée sur le papier le 15 mars 2006, la chaîne ne commence à émettre qu'un an plus tard : «Le 16 mars 2007, Nessma TV a commencé par diffuser son programme-phare, Star Academy Maghreb qui se voulait un remake du programme libanais, mais mijoté à la sauce maghrébine, et qui ciblait en priorité la jeunesse du Maghreb», dit Ridha. Quid du cadre juridique ? «En fait, il faut savoir qu'il n'y a aucun texte de loi qui régit l'audiovisuel en Tunisie», indique Chawki Smati. «Il y a un vide juridique et on en a profité. Nessma a forcé en quelque sorte la main au pouvoir. Elle a profité d'une faille dans le système. Il y a juste une convention passée avec l'Etat assortie d'un cahier des charges.» Un cahier des charges d'ailleurs très sévère, tout comme celui de Hannibal TV, et qui impose des garde-fous stricts pour tout ce qui a trait au politique. Juridiquement, Nessma TV compte trois associés : «Les frères Karoui détiennent 50% des parts. Tarek Ben Ammar détient 25% des parts et la société MédiSet de Silvio Berlusconi détient les 25% restants», détaille Ridha Bouguezzi, avant d'apporter cette importante précision : «Néanmoins, les frères Karoui ont 100% de pouvoir sur la ligne éditoriale et le choix des programmes. Les autres n'interviennent nullement dans les contenus», insiste-t-il, avant d'ajouter : «Le concept-clé de Nessma TV, son identité, c'est de monter une chaîne qui s'adresse à tous les Maghrébins. On nous reproche d'ailleurs de ne pas faire un journal tuniso-tunisien. Nous défendons l'unité sociale, culturelle et économique du Maghreb. C'est notre credo. Nous sommes pour le Maghreb des peuples. Où trouver un auditoire de près de 100 millions de téléspectateurs qui parlent pratiquement la même langue et qui ont les mêmes traditions ?» L'émission qui fit trembler le Palais Tout le monde aura noté le changement à 180° opéré par Nessma TV qui découvre avec fracas la liberté d'expression. Ses reporters se déplacent aux fins fonds de la Tunisie. Des plateaux sont campés au milieu des bourgades oubliées, et les gens déversent leur ras-le-bol pleine caméra. Inimaginable il y a seulement quelques mois ! Mais Ridha Bouguezzi affirme que Nessma TV a accompagné la révolution bien avant le 14 janvier. Il cite en l'occurrence une émission diffusée le 30 décembre et consacrée aux événements de Sidi Bouzid et l'immolation de Bouazizi par qui la révolution est arrivée. «Il faut savoir que depuis l'immolation de Bouazizi, les gens ne savaient pas ce qui s'était réellement passé, il y avait un black-out autour de ça. C'est la première fois qu'il y avait un tel débat dans les médias tunisiens. Il y avait des militants des droits de l'homme, des opposants, des avocats, des représentants de la société civile. On a défoncé une chape de plomb. Cette émission a été une grosse gifle pour le pouvoir. D'ailleurs, la réaction ne s'est pas fait attendre. Juste après, la chaîne a reçu un courrier du ministère de l'Intérieur pour la rappeler à l'ordre en lui signifiant qu'elle était juste une chaîne de divertissement», dit Ridha. Chawki Smati renchérit : «Je pense que cette émission a provoqué comme un effet papillon. Durant cette période, Facebook était la seule source d'information des Tunisiens sur ce qui se passait.» Aujourd'hui, la seule limite que s'impose la chaîne, explique le directeur de l'information, «c'est la modération». «Nous n'avons aucune ligne rouge. Nous sommes ouverts à tout le monde, y compris Ennahdha. On ne veut pas que la Tunisie soit un second Liban. Nous ne sommes pas une chaîne polémique ou de désinformation. La liberté oui, mais dans la modération.» Le talk-show polémique avec Hillary Clinton Un certain nombre d'émissions produites par NTV sont déjà assez connues en Algérie, tout spécialement «Ness Nesma», talk show en access-prime-time qui réunit une pléthore de chroniqueurs autour de Fawez Ben Temessek. Il y a également Ness Sport ou encore «Jek El Merssoul» qu'anime Tayeb Kaci Abdallah, un transfuge de «Saraha Raha». Parmi les grands coups médiatiques de la chaîne, une interview de Mouammar El Gueddafi diffusée le 25 janvier 2011. Et puis, le fameux talk-show du 17 mars dernier en direct avec la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton, et qui fit énormément jaser dans les chaumières. «Ça nous a valu un pic d'audience, certes, mais aussi un pic de critiques», résume Ridha Bouguezzi. «Les gens ont pensé qu'on était devenus la chaîne des Américains. La théorie du complot, quoi ! Le fait est que Hillary Clinton a voulu toucher le public maghrébin, et les Américains lui ont conseillé tout naturellement Nessma TV puisque par définition, c'est une chaîne qui s'adresse à tous les Maghrébins, voilà tout !». Le journaliste Sofiane Chourabi (qui vient d'être distingué par le prix international Omar Ouartilane, décerné par notre confrère El Khabar) a estimé qu'il avait été sciemment écarté du débat, de même que les bloggueurs Emna Ben Jemaâ et Ali Boulila. Pour Ridha Bouguezzi, il ne faudrait y voir aucun jeu malsain : «Les Américains voulaient inviter 50 bloggueurs, on leur a dit que nos studios ne contenaient que 80 places qui devaient représenter des gens de tout le spectre politique et la société civile. Et puis, il ne s'agissait pas d'une conférence de presse de Hillary Clinton dans les locaux de Nessma TV, mais d'un talk-show.» Force est de constater que la nouvelle situation post-révolutionnaire a donné lieu à des déballages en série. Aussi, Nessma TV se retrouve-t-elle fatalement au centre de toutes les polémiques. On a notamment sorti à Nabil Karoui sur Facebook et Youtube une vidéo dans laquelle il vantait les mérites de «Zaba» (comme le surnomme Taoufik Ben Brik) en lui donnant du «notre père». Il aurait déclaré : «Nessma existe grâce à ‘‘bouna'' (notre père) Ben Ali.» Et ça n'arrête pas. Dans cette opération de «solde de tout compte» avec l'ancien régime, les médias se défendent comme ils peuvent. Parfois, ils contre-attaquent. En témoigne le nombre d'affaires portées devant les tribunaux, et menées par Nabil Karoui contre ses adversaires, à l'image de son action contre la grosse boîte de production Cactus Prod qui faisait partie du groupe tentaculaire Karthago de Belhassen Trabelsi. Le Big boss de Nessma TV lui reproche notamment le «considérable manque à gagner» en termes de marchés publicitaires accusé par Karoui&Karoui en raison de la «concurrence déloyale» exercée par Cactus Prod avec le soutien actif de Belhassen Trabelsi. A noter que le patron de Cactus Prod, Sami Fehri, vient de créer lui-même sa propre chaîne : Ettounssia TV. Au total, ce sont pas moins de 25 nouvelles chaînes de télévision qui attendent leur licence.