La controverse sur la question des origines du raï, qui est déroulée à coups de couplets vengeurs entre raïmen d'Oran et de Sidi Bel Abbès, semble s'être apaisée depuis que le Festival national de raï a été délocalisé d'Oran vers Sidi Bel Abbès. Mais ce n'est qu'une apparence. Dans l'affaire, avec l'octroi d'un Festival de la chanson oranaise, Oran n'y a pas trouvé son compte. Pour attirer le public, sa manifestation a dû programmer cette année des chanteurs de raï, alors qu'à Sidi Bel Abbès l'engouement est à son comble au stade des Trois frères Amarouche. Parallèlement à la polémique orano-belabbésienne jamais tranchée, Oujda a joué le trublion, soutenant la marocanité du raï en organisant un festival autrement plus attractif que ce qui se fait chez nous en matière de manifestations musicales. Pire, même Orlando, le frère de Dalida, a affirmé sur un plateau d'une grande chaîne de télévision française que sa sœur a été la première à chanter du raï avec son tube Salma ya salama ! Dans ce qui suit, quelques repères… La première des questions sur les origines renvoie au vocable qui désigne le genre. Lui aussi est l'objet de désaccords, certes moins graves. Il y a lieu de remonter à une lointaine époque d'une Oranie qui correspondait à l'un des ex-trois départements français, une période où, dans le monde rural, le spectacle vivant se réduisait à celui que donnaient les aèdes. Il se raconte que jadis on employait l'expression «aller écouter erraï», le terme étant à traduire par «la voix de la raison». Le beau dire des poètes dispensait alors la philosophie de la vie et tout ce qui émeut l'âme. Pourtant, le vocable raï ne s'imposera que bien après l'indépendance pour désigner un genre de chant dont les auteurs-interprètes en appellent constamment en refrain à leur raison/déraison, ces deux termes étant plus appropriés pour traduire le mot raï que tout autre synonyme. En effet, la déraison au cœur du raï n'est-elle pas précisément ce qui fait que ce genre a été subversif ? N'y est-elle pas parce que le raï était dans la démesure et qu'il a bouleversé par sa façon d'aborder ses thèmes ? L'universitaire Amine Ahmed Dellaï affirme, à ce propos, que dans la tradition de la poésie arabe, l'inspiration du poète lui viendrait du démon qui l'habite, sa verve n'étant en définitive que la manifestation d'un dialogue entre le démon intérieur et celui qui l'habite. Qu'en est-il alors des sources ? Le regretté Saïm El Hadj, dont la carte de visite artistique est des plus fournies, est l'un des rares Bélabbessiens à soutenir que le berceau du raï était la région de Aïn Témouchent. Il explique que cette dernière accueillait durant l'été, à l'occasion des travaux des champs, des milliers de saisonniers employés lors des moissons-battages et des vendanges. Ces «chouala» venaient de tous les coins d'Algérie, jusque du Sahara comme du Maroc voisin (lire encadré). L'auteur de Chahlat laâyane n'était pas de cet avis auparavant. Son revirement est très certainement consécutif aux conclusions de la recherche pointue menée par Lechlech Boumédienne sur la question, des aboutissements qui ont fait l'objet de plusieurs émissions à la radio en 1994. Boumédienne, chercheur en musicologie, démontre, sources documentaires à l'appui, que le raï est né aux confluences du triangle Oran, Tlemcen et Sidi Bel Abbès, dont Témouchent était au carrefour. Cependant, nuance-t-il, le raï s'est développé avec des caractéristiques différentes d'une sous-région à une autre. Il déclare également que le raï est à l'origine d'essence féminine et, plus précisément, un chant des femmes ouvrières agricoles sachant que, dès la fin des années vingt, elles constituaient la main-d'œuvre favorite des colons, parce que plus taillable et corvéable à merci que les hommes. Le raï naquit dans ces conditions socio-historiques d'oppression et d'exploitation coloniales, celles de l'exil, du déracinement, de la misère affective et sexuelle, du métissage et des bivouacs à travers la campagne. C'est bien après l'indépendance, lorsque le raï devint essentiellement citadin et qu'il accéda au statut de world music, que la question de la paternité de telle ou telle ville a surgi. De la sorte, l'affirmation soutenant que «El fen oua raï kharej mane Bel Abbès» (ndlr : dans une chanson du groupe Raïna Raï), est en partie vraie, parce que le raï a trouvé plus qu'ailleurs refuge en la capitale de la Mekerra après l'indépendance, lui sur lequel l'opprobre officielle s'était abattue, au point qu'il a été relégué dans le ghetto des milieux interlopes. Le genre «wahrani» était à ce moment l'apanage d'Oran, Ahmed Wahbi, ex-membre de la troupe du FLN, lui a apporté la caution de la légitimité révolutionnaire, alors que Bendaouad Djelloul, Blaoui El Houari, Benzerga et Ahmed Saber étaient ses consistants porte-drapeaux. La querelle entre les deux villes a fait perdre de vue que c'est par le biais de la mamie du raï, cheikha El Wachma (sachant que Rimiti a été médiatiquement intronisée la Mama du raï), que Témouchent a, la première, marqué le genre de son empreinte. Les deux dames, nées en 1922, se sont affirmées à la fin des années quarante. Selon un témoignage digne de foi, Blaoui El Houari aurait affirmé qu'El Wachma a réussi la transition entre le genre «baladi» et ce qui allait devenir le raï et qui s'appellera par la suite «raï trab» par opposition au «raï» moderne. Il suffirait, pour s'en convaincre, de consulter les enregistrements musicaux qui existent à la Radio d'Oran. A l'écoute de ces archives, on s'apercevrait que la transition du «baladi» vers le raï s'est effectuée au moyen de l'accommodation dans la voix des trémolos du flamenco. Aïssa Moulferaâ, percussionniste en quelques occasions de la mamie, explique que sur la rythmique des trois modes, les «hrizia», «regada» et «mharzia» qui caractérisent le «bédoui», El Wachma incrusta des jeux et des roulements de voix non sans accentuer par le «galal» (ndlr : instrument tubulaire de percussion de l'Ouest) la vitesse de la rythmique. Après elle, d'autres Témouchentois se sont illustrés dans la saga du raï. Celle, cette fois, du passage progressif du «raï trab» vers le raï moderne. L'un des plus essentiels est certainement Boutaïba Seghir (Hafif Mohamed à l'état-civil). Il est en particulier l'auteur interprète de Zraïda diri lataï, Galbi bghaha el fermlia et El ouad louad, el caoucaou ikhabar ouel haloua, la. Boutaïba Seghir s'imposa en 1968, l'année où Bouteldja Belkacem, le Joselito d'Oran, y desserra l'étau du «wahrani» sur le raï. Bouteldja réussit son coup, faut-il le préciser, avec la reprise de Gatlek Zizia de cheikha El Wachma. Mais l'introduction de l'accordéon, du saxophone, de la petite flûte et du piano dans Gatlek zizia n'était pas de son initiative, l'innovation étant au crédit de l'orchestre qui l'accompagnait ainsi que de la maison de disques. Mais, en auteur-compositeur qu'il était, Boutaïba Seghir était l'initiateur de l'insertion de la petite flûte, du violon et des «mawawil». Enfin, quelques petites années plus tard, il y eut l'avènement de Messaoud Belemou, dont le groupe préfigure Raïna Raï, puisqu'avec lui aussi il s'agissait d'un ensemble dont le chanteur n'est qu'un élément, au même titre que les autres membres du groupe. En outre, comme pour Raïna Raï, l'instrumentation musicale est très élaborée. Si Belemou est incontournable, c'est parce que de tous les instruments qui ont révolutionné le raï, l'un des plus notables est la trompette aux côtés de laquelle Messaoud ajouta le karkabou et le tbal. Mais qui est Belemou ? Il débuta sa carrière au sein de la lyre communale en jouant des airs de musique occidentale, les passacailles, mais en gagnant sa vie en tant que peintre en bâtiment. Au milieu des années 1960, le cirque Amar, de passage à Témouchent, était à la recherche d'un trompettiste pour son orchestre. On le recrute et il donne satisfaction puisqu'il fait la tournée même à travers le Maroc. Durant six mois, il se frotte à des musiciens aguerris et non plus à des amateurs. Et pour s'être forgé professionnellement, à son retour, il s'exerce à balbutier le quart de ton inexistant sur la trompette, car il voulait jouer avec de la musique algérienne. Une révolution instrumentale. Il y arrive en usant de son souffle pour moduler les notes comme avec un clairon. Il ne dispose pas de la trompette à quart de ton inventée dans les années 1960 par Nassim Maalouf dont le fils, Ibrahim Maalouf, est le seul trompettiste au monde à y jouer avec de la musique arabe. Belemou n'a même pas connaissance de l'existence de cet instrument à quatre pistons au lieu de trois. Et puis quand bien même, jusqu'à aujourd'hui, cette trompette est hors de prix pour que Belemou puisse jamais se l'offrir. Il affine donc sa technique pour corser les airs chaloupés du raï et leur insuffler une charge jubilatoire. Son Poréapor va être en tête du hit-parade des cortèges nuptiaux où la trompette détrône progressivement la ghaïta. En 1968, à l'âge de 22 ans, il a suffisamment de métier et il s'est fait un nom dans sa ville. Il constitue son groupe pour vivre uniquement de son art. A l'époque, la cassette audio et le service national n'ont pas encore popularisé le raï à l'échelle nationale. Belemou crée, mais il n'y a pas de radio pour le faire connaître et pas un journal pour évoquer son travail, la censure sur le raï était alors de rigueur. Il se fait alors un nom en accompagnant le club de foot local dans ses déplacements à l'extérieur. Il donne de la trompette, animant de ses euphonies cuivrées les gradins. Il joue de tout, du local, au paso-doble et jusqu'aux musiques de films. Le chercheur Boumédienne Lechlech indique que «la touche principale de ce modernisateur du raï, c'est la transposition approximative des airs mélodiques du genre dit ''trab" avec des tentatives d'arrangements plus ou moins réussis, brassés à d'autres genres comme le diwan-gnaoui, musique zorna, haouzi, gherbi, d'où son chef-d'œuvre intarissable sur le mode Boléabor (mode ou plutôt bordj diwan gnaoui)». Belemou gagne de plus en plus en audience régionale. Mais il attendra 1975 pour accéder à la consécration nationale avec Ya hbabi ana bassite, un premier 45 tours avec cheikh Hamani, le chanteur attitré de son ensemble, puis un deuxième avec Bouteldja Belkacem, dont il relance la carrière. Le succès est tel que l'ensemble Belemou entreprend une tournée nationale avec billetterie, ce qui n'était pas un mince exploit à une époque où les concerts donnés par les artistes, bien en cours, étaient généralement payés par l'administration publique et leur entrée offerte gratuitement au public. Ces éléments montrent que la querelle de paternité (ou plutôt de maternité) du raï entre Oran et Sidi Bel Abbès ne prend pas en compte l'ensemble des contributions, souvent décisives, qui ont eu lieu dans d'autres villes de l'ouest algérien. En fait, le raï est la création de toute une région à partir de ses particularités musicales. On n'invente pas un genre musical comme un produit pharmaceutique ou électroménager dans un laboratoire à l'adresse connue. La plupart des genres musicaux du monde se sont élaborés par phénomène diffus de création dans le corps social. Seules les œuvres ont un auteur et une adresse connue (et encore puisqu'il y a des œuvres anonymes). La question des sources d'une musique intéresse surtout les musicologues et historiens de la musique. Quant au raï, qui fut régional avant de devenir national puis international, c'est un genre vivant que ses publics apprécient. Tout le reste est querelle de… clochettes.