Au mois de mars, Mohamed Merah est accusé d'avoir assassiné 7 personnes dans le sud de la France. Il est abattu par le RAID lors du siège de son domicile. L'opération fait polémique. Dans un livre paru hier en France, deux journalistes du magazine L'Express soulignent que les services de renseignements français ont failli. - Le journal Echourouk a publié le contenu de deux vidéos enregistrées par Mohamed Merah lors de l'assaut du RAID. La justice française met en doute ces retranscriptions. Qu'en pensez-vous ? La justice doute de plus en plus de la réalité même de ces vidéos. Certaines choses ne collent pas. Comment Mohamed Merah a-t-il réalisé ces enregistrements lors du siège mené par les policiers ? Aucun téléphone portable n'a été retrouvé dans son appartement. D'après nos informations, lors de son dialogue avec le RAID, le jeune djihadiste se félicite d'avoir trompé les services français. «Comment as-tu pu penser que j'étais allé au Pakistan pour faire du tourisme ?», a-t-il lancé en substance. Tout ceci paraît contradictoire avec les retranscriptions d'Echourouk où Merah se présente comme une «victime» envoyée par les services sur les routes du djihad armé. Il convient de rester très prudent.
- La thèse de Mohamed Merah comme indicateur des services de renseignements français vous paraît-elle plausible ? Lorsque nous avons commencé notre enquête, nous nous sommes posé la question. Aujourd'hui, cette hypothèse de l'indicateur nous semble peu probable. Mohamed Merah était surveillé par les services de renseignements de janvier 2011 à août 2011. Cette longue procédure est généralement appliquée à une cible et non à un indicateur. Les agents du renseignement connaissaient Merah. Au cours du siège, pendant les négociations, Merah et son interlocuteur se tutoyaient. Ils s'étaient en effet rencontrés, le 14 novembre 2011, à son retour du Pakistan. D'ordinaire, le but de ce type de rencontre est double. D'abord, cela met la pression sur l'interlocuteur. Et ensuite, cela permet éventuellement de le recruter si le profil convient. Les services ont utilisé ce rendez-vous pour voir ce que Merah avait «dans le ventre». Mais d'un point de vue psychologique, ils ne le sentaient pas. Il faut noter que pour cette rencontre, il a été convoqué au commissariat de Toulouse par un courrier envoyé à son adresse personnelle. Est-ce qu'on convoque un indicateur par courrier ?
- Dans votre livre, vous affirmez que Mohamed Merah s'est bel et bien rendu dans les zones tribales pakistanaises. Qu'en est-il ? Il a dit lui-même être allé au Pakistan. Quelques journaux avaient évoqué sa présence dans les zones tribales. Il est effectivement arrivé à Miranshah le 17 septembre 2011. Un service de renseignements occidental a détecté l'activation de ses deux adresses email depuis cette ville ainsi qu'une communication passée depuis un numéro de téléphone pakistanais.
- Pourquoi les services français n'ont-ils pas prêté attention à ce voyage ? Ils savaient que Merah était au Pakistan. Mais ils affirment qu'ils n'ont obtenu l'information de sa présence dans une zone sensible qu'après les assassinats commis au mois de mars 2012.
- Peut-on alors parler d'échec ? Oui, on peut parler d'échec dans la mesure où ces services de renseignements sont là pour prévenir les attentats. La question est désormais de savoir comment cet échec a été possible.
- Reste-t-il des zones d'ombre dans l'enquête ? L'instruction n'est pas terminée. Merah était seul sur les lieux des crimes, mais il faut déterminer quel a été le rôle de son frère Abdelkader. A-t-on affaire à un bras armé (Mohamed) d'une part et à un cerveau (Abdelkader) d'autre part ? Et puis on ne sait pas qui a donné l'ordre à Merah de rentrer en France et de frapper. Le groupe Jund Al Khilafah (affilié à Al Qaîda, ndlr) a revendiqué les attentats de Mohamed Merah en avril dernier. Au début, cette revendication n'a pas été prise au sérieux par les enquêteurs. Mais aujourd'hui, on sait qu'il a passé une quinzaine de jours avec cette organisation. Il a été interrogé pour vérifier qu'il n'était pas un agent des renseignements. Il a été formé à l'utilisation des explosifs et des armes pendant deux jours. On sait qu'un djihadiste de ce groupe, qui se fait appeler Al Andalusi, maîtrise parfaitement le français et qu'il peut former des francophones. Une vingtaine de Français se trouveraient dans cette zone pakistanaise pour des raisons religieuses ou plus bellicistes. Enfin se pose la question des services des renseignements internationaux et de leur coopération. Aujourd'hui, les démocraties sont dépendantes les unes des autres dans la lutte contre le terrorisme. Lors du premier semestre 2011, les services secrets français ont interrogé 17 de leurs homologues étrangers à propos de Merah. Seuls 5 auraient répondu. Et selon ces derniers, Merah n'avait pas plus attiré l'attention qu'un touriste ordinaire.
- Vous dites qu'il y aura un «avant» et un «après» affaire Merah, pourquoi ? C'est certainement un tournant en termes de lutte antiterroriste. Depuis des années, les policiers et magistrats spécialisés appliquaient un schéma destiné à mettre en échec les réseaux. Un schéma qui s'était révélé efficace depuis 1996. Or, ce bouclier a été transpercé. Mohamed Merah a agi seul sur les lieux des crimes. Il a un profil bien différent des terroristes que la France a connu ces quinze dernières années. Certains avaient eu des ennuis avec la justice, mais la plupart s'étaient «rangés» depuis qu'ils avaient découvert l'islam radical. Mohamed Merah, lui, est un «islamo-consumériste». Il avait une montre Diesel, un parfum et des sous-vêtements de marque. Son profil ne colle pas au schéma habituel. Les agents du renseignement se sont réunis pour faire le bilan sur les techniques de travail utilisées dans cette affaire. A mon avis, ils vont s'orienter vers un meilleur profilage dans les prisons.
- Les renseignements français vont-ils s'expliquer sur les dysfonctionnements ? Cette affaire a eu un fort impact sur la société française. Depuis la mort de Mohamed Merah, il n'y a eu qu'un seul entretien, à huis clos, entre huit députés et sénateurs et les responsables des services de renseignements. Une commission parlementaire aurait été sans doute plus adaptée à un débat public. La société doit s'interroger sur toutes les dimensions de l'affaire, et pas seulement policière. La question est la suivante : «Comment un jeune homme de 23 ans a-t-il pu basculer dans une telle violence ?» Il faut aussi se demander quel a été son parcours de délinquant, s'il existe d'autres Merah sur le sol français. Or, le débat qui a eu lieu jusqu'à maintenant est resté dans un cadre bi-partisan. Le problème est que la DCRI, le service de renseignements intérieur, est associée à Nicolas Sarkozy, puisque c'est lui qui l'a créée. Nous en sommes restés à l'écume des choses. Le débat de fond n'est pas encore intervenu. J'espère que ce livre y contribuera.