On A fait bien des portraits, tous intéressants, de Moufdi Zakaria, cependant, les plus brillants et les plus justes, restent encore à découvrir dans ses seuls poèmes. Je pourrais tout aussi bien dire que si une existence meurt, l'hymne du poète reste. Je pourrais tout aussi bien reprendre, cette réflexion célèbre de Goethe: «Notre coup de maître, c'est de sacrifier notre existence propre, afin de mieux exister.» De fait, le voeu, sans doute le plus intime de l'homme de coeur, du militant nationaliste, de l'ardent poète Moufdi Zakaria, est transcrit par chaque lettre du mot qu'il forge à l'essentiel de ce qu'il veut signifier, notamment dans son Qassamen. À ce sujet, Lamine Bechichi et Abderrahmane Benhamida, sous le titre Historique de l'épopée du chant Qassamen (*), nous proposent un travail de recherche et de mise au point, depuis longtemps attendu par le grand public. Le génie de cet auteur de nombreux chants patriotiques s'est révélé dès son adolescence. Parmi tant d'articles politiques et littéraires, citons ces recueils de poèmes: Le Feu sacré (1961), À l'ombre des oliviers (1966), Sous l'inspiration de l'Atlas (1976) et, tout spécialement, en 1972, L'Iliade de l'Algérie en 1001 vers, un chant où, sous un «souffle homérique», se concentrent l'exaltation et la puissance poétique de Moufdi Zakaria célébrant la beauté et la magnificence de l'Algérie et dont l'enregistrement musical a eu lieu le 5 novembre dernier au Palais de la culture portant son nom. L'homme est «le commun» par l'état civil, il est Zakaria Chikh Ben Slimane Ben Yahia, né le 12 juin 1908 à Béni Izguen (Wilaya de Ghardaïa), décédé le 12 août 1977 et inhumé dans le cimetière de sa ville natale; le poète est le créateur d'un monde qui lui ressemble, il est Moufdi Zakaria, aède fantastique de l'Algérie et du Maghreb, ne s'accompagnant que de sa voix mesurée au rythme de la sensibilité de son coeur et ne se nourrissant que de sa culture ancestrale qui, peu à peu, faisait de lui le poète de son peuple qu'il veut voir se libérer du joug colonial. N'avait-il pas déjà déclaré, en 1931, à Tlemcen lors du 4e Congrès de l'Association des Etudiants Nord-Africains: «J'ai foi dans l'unicité de l'Afrique du Nord pour laquelle j'agirai tant qu'il y aura en moi un coeur qui bat, un sang qui coule et un souffle chevillé au corps»? Et sans doute Moufdi Zakaria était-il prédestiné à cette fonction de poète de la Révolution. Ce n'est pas sans raison qu'un certain Slimane Boudjenah, son condisciple dans ses premières études à Tunis le surnomme «Moufdi» - que l'on peut traduire par «Le Racheté, Le Don» - et, accolé à Zakaria (Le Zacharie auquel Dieu fit donner un fils [Coran]), cela donne un pseudonyme providentiel. L'image est claire, le symbole justifié, car l'itinéraire de ce géant de la poésie patriotique n'indiquera pas de haltes... Aussi déterminé et vigilant qu'il était par son patriotisme et son caractère, Moufdi Zakaria n'était pas austère. Il était resté homme simple et bon, et savait manier l'humour. Un jour que nous étions à table dans un restaurant de l'Amirauté, avec nos confrères écrivains de l'ex-Urss, l'un d'eux demanda à notre poète s'il voulait bien déclamer une pièce de sa création. Il sourit, et avec beaucoup de charme dans la voix, il dit: «Face à cette oeuvre de gastronomie, je ne sais qu'être modeste.» Tant il est bien vrai «Qu'un poème jamais ne valut un dîner», comme disait aussi, Joseph Berchoux (1765-1839), un poète de la gastronomie, mais en d'autres circonstances. J'ai sous les yeux la publication Historique de l'épopée du chant Qassamen par Bechichi et Benhamida et dans les oreilles, l'une à la suite de l'autre, les quatre versions enregistrées de cet hymne dans le CD joint à cette publication. Je passe un moment très émouvant et, au fur et à mesure que je tourne les pages (transcription musicale et historique détaillée et expliquée de l'hymne), j'entre davantage dans une sorte de vie, à la fois, antérieure et intérieure. Cette vie est celle du savant en poésie, d'une poésie étendue et solide, d'un poète généreux et exigeant, que j'imagine grâce aux recherches de Bechichi et Benhamida, transcrivant son inspiration en vers enflammés dans une rhétorique éclatante. J'imagine également la fierté des compositeurs, des musiciens, des choristes et des techniciens s'évertuant à hausser leur talent au mieux des exigences d'un hymne exceptionnel aux résonances universelles. Et j'imagine, sur fond musical, la marche héroïque des moudjahidine dans les maquis de la liberté. Ce chant a donc une grande histoire ainsi que les grandes oeuvres. Bechichi, formé et rompu à la composition musicale des hymnes et Benhamida, jouissant d'une double considération de militant nationaliste et d'homme de culture ont essayé de retracer dans un opuscule (peut-être, est-ce le cas de le dire), avec le scrupule et la minutie de chercheurs, l'itinéraire historique de Qassamen. On apprendra que leur recherche et ses résultats doivent beaucoup à leur présence, à un moment ou à un autre, à certaines «péripéties» de mise en oeuvre de l'hymne. Cependant, pour voir plus clair, il faut lire l'introduction suffisante qui rapporte scrupuleusement l'historique. Des photographies et des annexes complètent utilement les informations attendues. Voici «Les principaux acteurs de l'épopée Qassamen»: Hocine Belmili (L'initiateur du projet), Abane Ramdane (Le responsable principal de l'opération), Ben Youcef Benkhedda (Le chargé de la supervision), Lakhdar Rebbah (L'officier de liaison), Moufdi Zakaria (L'auteur du texte poétique). Voici, Mohamed Touri (Le compositeur inattendu de la première version musicale, à Alger), Abderrahmane Laghouati (Le réalisateur technique de la première version), Mériem Belmihoub-Zerdani (La salvatrice de la première version), Mohamed Triki (Le compositeur de la deuxième version musicale, à Tunis), les membres de la chorale algérienne à Tunis, Ammar Dakhlaoui (Le réalisateur de la deuxième version, à Tunis). Et voici Mohamed Fawzi, le compositeur de la troisième version musicale, au Caire, et c'est cette version réussie qui est retenue pour accompagner Qassamen l'hymne national algérien. «Ce chant, écrivent les auteurs en guise d'épilogue, d'abord entonné comme appel à la résistance, est devenu après l'indépendance, l'hymne national officiel de la République algérienne, un des principaux piliers de notre souveraineté nationale. Que résonne à jamais Qassamen, hymne national, porté fièrement par l'étendard de la patrie, objet de dévouement et de sacrifice!» La préface sobre et pertinente de Slimane Chikh, son fils, président de la Fondation Moufdi Zakaria, n'est pas vaine, elle renouvelle la vie du poète, et c'est encore par là que notre poète nous revient et revient à l'humanité en quelque lieu qu'elle souffre. Aussi à une époque où des Etats, plusieurs fois centenaires et se disant démocratiques, craignent l'oubli de leur nationalité et ne craignent pas «les préjugés et les idées bornées», les laissant à d'autres, s'efforcent de se définir par leur hymne national, il n'est que temps, que juste, que nous tous, que nos enfants, une fois pour toutes, nous sachions que nous avons une patrie qu'il faut soigner, une grande patrie belle, riche et généreuse qui s'appelle l'Algérie. (*) HISTORIQUE DE L'EPOPEE DU CHANT QASSAMEN par L. Bechichi et A. Benhamida Ouvrage publié avec le soutien du ministère de la Culture dans le cadre du Fonds national pour la promotion et le développement des arts et des lettres. Editions Alpha, Alger, 2009, 134 pages.