Soixante-six personnes ont mis fin à leurs jours dans la wilaya de Béjaïa, du 1er janvier au 20 décembre de l'année qui finit, selon les bilans comparés du groupement de la Gendarmerie nationale et de la direction de la Protection civile. Un chiffre qui n'est pas loin du bilan concernant les victimes des accidents de la route et qui s'élève quant à lui à 76 décès durant l'année. Le bilan dépasse de loin la moyenne annuelle enregistrée dans la wilaya et tournant, depuis plusieurs années maintenant, autour des 43 cas de suicide par an. Il maintient, par ailleurs, la wilaya de Béjaïa parmi les plus touchées par le phénomène en matière de fréquence de recours au geste fatal, selon des recoupements. Ce qui laisse encore une fois croire que le fléau peut avoir ses spécificités régionales qu'il faudra peut-être explorer. (voir entretien avec un psychiatre). La médiatisation nouvelle et systématique des cas de suicide, à la faveur de l'implantation de la presse écrite notamment, demeure pour de nombreux observateurs un élément déterminant dans l'intérêt accordé désormais au suicide. Le maillage assez dense en matière de représentation médiatique régionale fait en effet que chaque cas de suicide soit rapporté par les organes de presse. Mais cela relativise à peine les inquiétudes ressenties naturellement par l'opinion, alors que rien n'indique pour l'heure, au-delà du consensus établi sur le constat, qu'une véritable politique de prévention est en mesure d'être définie dans le court terme par les institutions les plus immédiatement interpellées par la question. Impuissances ? La seule initiative entreprise dans ce sens remonte à l'année 2000, durant laquelle un groupe de travail avait été créé par la direction de la santé au niveau de la wilaya avec comme mission première de recueillir un maximum de données sur le fléau. C'est dire que les spécialistes demeurent dépourvus de matériau d'analyse. Un séminaire organisé au début de l'année en cours, sous l'égide de la même direction en collaboration avec l'association franco- algérienne du CHU de Brest (France), a tenté de relayer l'effort fourni et de définir des mécanismes d'intervention à titre préventif. Durant les travaux, on a pu une nouvelle fois vérifier que la tranche juvénile est la plus exposée au geste fatal. Encore des constats. Une enquête, la seule du genre, réalisée par le groupe de travail, en prenant pour échantillon l'année 2000, année durant laquelle un pic de 55 cas de suicide a été enregistré, avait par ailleurs fait ressortir que l'incidence des cas de suicide par rapport à la population de la wilaya de Béjaïa est de 5,88 cas pour 100 000 habitants. La répartition des cas par sexe, quant à elle, donne les hommes plus suicidaires que les femmes avec des taux respectifs de 58,18% et 41, 82%. Ce qui dans la logique des spécialistes n'est pas une différence significative. Il demeure que les chiffres avancés, une fois compulsés, pèchent par un manque flagrant de précision confirmant par leurs contradictions toute la difficulté de définir une approche rigoureuse du phénomène, et trahissent par ricochet l'impuissance des institutions concernées à disposer de données suffisantes pour pouvoir agir. La complexité des leviers qui font évoluer le fléau vers les seuils actuels est faite également de bouleversements connus sur les plans culturel et sociologique, a-t-on encore avancé durant le séminaire. L'on ne mesure pas assez, avait-on conclu combien l'effilochage de ce qui est appelé dans le jargon spécialisé le moi collectif (famille, communauté) déstabilise l'individu et le vulnérabilise. L'affirmation a cela de terrible, elle suggère que le phénomène est corollaire inévitable de l'évolution de la société, pas seulement d'une crise à appréhender sur l'échelle d'une conjoncture nationale donnée. Il reste que le consensus est patent sur le fait que la réalité socioéconomique, calamiteuse à plus d'un titre, maintient les conditions d'un stress permanent. Le défi semble se résumer désormais à la définition de mécanismes mis en œuvre pour limiter l'étendue du phénomène et surtout agir sur le cas des auteurs de tentatives de suicide (34 cas pour 100 000 habitants) souvent tentés par la récidive. Un aspect dont la prise en charge s'avère des plus problématiques quand on sait par exemple, que le seul service psychiatrique de la wilaya de Béjaïa, celui de l'hôpital Frantz Fanon, reçoit chaque semaine quelque 250 patients et souvent sous le sceau de l'urgence.