Il y a dix ans exactement, le 9 août, Mahmoud Darwich s'exilait à jamais pour son dernier grand voyage. Il décédait à Houston-Texas des suites de complications consécutives à une intervention chirurgicale sur un anévrisme de l'aorte. inien avait sublimé la langue arabe jusqu'à rendre universels son amour des mots et son sens inégalé de l'expression. Il avait le cœur gros de la déchirure de son peuple mais plus largement de la condition d'humain plongé dans la déception du monde. C'est avec le cœur tellement oppressé par le déni de vie qu'il est parti, assoiffé de sérénité jusqu'au dernier moment. Dans le poème Murale, il déclamait : «Et mon corps passager ou absent, m'appartient... Deux mètres de cette tourbe suffiront désormais... Un mètre et soixante quinze centimètres pour moi... (...) Et l'Histoire se rit de ses victimes Et de ses héros... Elle leur jette un regard et passe.... Cette mer m'appartient… Cet air humide m'appartient… Et mon nom, Quand bien même je prononcerai mal mon nom gravé sur le cercueil.» Dans un autre texte, il s'insurgeait : «Le temps est zéro. Je n'ai pas pensé à la naissance/Lorsque la mort m'emporta dans le chaos. Je n'étais ni vivant ni mort/Et il n'y avait ni néant ni existence.» Immense était la poésie de Mahmoud Darwich. En langue arabe, elle fait pleurer en même temps qu'elle donne du tonus. Et dans une langue étrangère, la traduction n'entame pas l'universalité du ressenti proprement humain qui ne peut que toucher. En témoigne cet autre court extrait : «Le voyage n'a pas commencé, le chemin n'a pas abouti/Les sages n'ont pas atteint leur exil/Ni les exilés, leur sagesse. Des fleurs, nous n'avons connu que les coquelicots. Montons donc au plus haut des fresques : Verte est la terre de mon poème, haut, Parole de Dieu à l'aube que la terre de mon poème Et je suis le lointain, Le lointain.» Dix ans plus tard après la dernière apparition de Darwich sur une scène, le trio Joubran était de nouveau là à Arles pour marquer ce douloureux dixième anniversaire, le 13 juillet dernier, sur la scène prestigieuse du théâtre antique. Le poète n'était plus là, mais sa voix enregistrée a une nouvelle fois ému l'assistance du festival des Suds qui a ainsi rendu le plus bel hommage qui soit au grand poète. Dans les gradins, comme en 2008, l'ambassadrice de Palestine (aujourd'hui retraitée), Leila Chahid, était présente, au côté de la ministre de la Culture, Françoise Nyssen. Cette dernière, ancienne directrice des éditions Actes Sud, est l'éditrice de Darwich. Le trio Samir, Wissem et Adnan Joubran ont communié dans l'amour des mots qui portaient loin en cette nuit provençale et la mélopée musicale des ouds en fusion était une offrande musicale des musiciens palestiniens à leur terre. Depuis plusieurs années, les frères Joubran, natifs de Nazareth, sillonnent la planète pour porter leur musique qui s'est enrichie de la parole du héraut de l'aspiration palestinienne. Cela a donné lieu à une série d'albums dont le prochain sortira prochainement, avec la participation de Roger Waters, l'un des fondateurs du mythique groupe Pink Floyd. Le producteur sera le Franco-Iranien Renaud Letang. Il verra aussi la participation d'orchestres turc et macédonien, nous a indiqué Adnan Joubran. Il nous a aussi précisé que le clip Supremacy avec Roger Waters qui lit un poème en anglais de Joubran sur la musique du trio, est visible sur internet. Cette vidéo a été réalisée en protestation de la décision américaine de faire de Jérusalem le siège de la représentation des Etats-Unis. «UN LIEN émotionnel» Pour Samir, revenir sur la scène du théâtre antique rappelle un «lien très émotionnel après 10 ans, où Darwich était présent, c'était comme hier». Les larmes aux yeux, avec ses frères, il a évoqué pour El Watan ce dernier souvenir du poète qui devait mourir quelques jours plus tard. Avant le spectacle, dans les coulisses, ils se sont confiés à nous. «Backstage, il a pris une cigarette, nous dit Wissem. Alors qu'il lui était interdit de fumer. Il était dans une autre dimension. On a marché en ville pour aller au musée où étaient exposées des œuvres de Rachid Koraïchi. Au restaurant, on déjeunait ensemble. Il était en train de dire de belles choses sur le trio Joubran et on lui a dit : ‘‘Nous sommes les ombres portées de Darwich.'' Il a regardé vers le ciel et m'a dit : ‘‘c'est très beau ça'' .» Samir enchaîne : «40 jours après sa mort, on a créé le spectacle qui s'intitule A l'ombre des mots. Cette relation avec Darwich était complexe. Sa poésie nous a beaucoup inspirés pour composer notre musique. Lui aussi était inspiré par la musique. C'était aussi un père pour nous, pas seulement un artiste. Ce n'est pas seulement le grand poète qui nous parle. C'est une idole pour nous.» Adnan garde sa contenance, malgré le flot de sensations qui montent en lui. Quand nous lui demandons si on joue pareil avec Darwich ou sans, il répond sans hésiter : «Il est toujours avec nous. C'est incroyable. Même quand on monte sur scène. Nous avons le sentiment qu'il est présent. Je me souviens, lorsque le spectacle était fini, le public est descendu des gradins pour être proche de Mahmoud Darwich. Il y avait ce jour Leïla Chahid, Elias Sanbar, Farouk Mardam-Bey, son éditrice Françoise Nyssen. Tous les amis proches. Une famille.» «IL A SORTI DE LUI UNE PUISSANCE DE VERBE QUI TOUCHE à L'UNIVERSEL» Il restait pour nous à comprendre pourquoi, selon le trio Joubran, la poésie de Darwich est particulière par rapport à d'autres poètes arabes contemporains. Pour Samir Joubran, «Darwich est d'abord le poète de la cause palestinienne, mais cela n'est pas suffisant. Il a sorti de lui une puissance de verbe qui touche à l'universel. Même s'il y a d'autres poètes qui portent aujourd'hui en Palestine la voix poétique, il ne peut pas y avoir de Darwich 2, comme il ne peut pas y avoir une deuxième Oum Keltoum ou un deuxième Abdelwahab. C'est une personnalité unique.» Mais, ajoutent les trois frères, presque en communion parfaite, «en Palestine, l'art est ouvert que ce soit dans le théâtre, le cinéma, la littérature, la peinture, la poésie, la musique. Il y a une génération créatrice et la Palestine regorge de créateurs dans tous les domaines. Darwich a laissé un grand vide, mais le vide est rempli. Il a été le guide, la source de cette vague». Comme en 2008, le public debout n'a eu de cesse d'applaudir, après avoir été remarquable d'attention tout au long du concert. Le silence fait partie de la musique. C'est souvent le cas lorsque l'âme affleure derrière chaque note et chaque mot qui s'évaporait dans le beau ciel de Provence, pour aller féconder une autre terre d'innocence, celle du poète regretté. Il semblait faire un signe au public : «Je suis là avec vous pour l'éternité.»