Au bout du livre, l'indépendanceIl est des hommes intemporels, des hommes qui enseignent, sans ambages ni contraintes, à être libre. Tupac Amaru, dernier roi inca à l'heure du bûcher, fit cette promesse aux légions de Cortès : « Un jour, je reviendrai et je serai des millions ! » Plus qu'un appel à la libération des Indiens d'Amérique, l'âme de Tupac Amaru a survécu à travers des peuples entiers refusant de baisser la tête ou de baiser des mains qui leur étaient étrangères. Mustapha Bekkouche, martyr oublié, penseur abandonné et moraliste ignoré partageait son âme entre son devoir de colonisé et ses devoirs d'être humain. Voguant entre humanisme absolu et refus d'un paternalisme français plus qu'humiliant, il parvint à travers ses écrits à garder suffisamment de recul pour distinguer cette part d'invisible qui faisait d'une guerre civile une révolution. Ecrivain prolixe, ses œuvres ne traversèrent pas le tamis aux mailles serrées de ses geôliers. Peu d'entre elles ont été retrouvées : un fragment de journal, six romans et des recueils de poésie. Ce sont une mine d'or pour celui qui en capte l'essence. Journal d'un oublié n'est pas le journal intime d'un jeune homme de 25 ans, c'est au contraire une chronique publique d'une année charnière d'une révolution naissante, 1955. Du jeudi 3 février au dimanche 8 mai de cette année, l'auteur, Mustapha Bekkouche, raconte au fil des jours la vie en prison, les rêves d'indépendance et les réalités de la lutte. On y rencontre de la morale et de l'humanisme, de l'espoir et de la beauté qui survivent sans peine à la cruauté de l'isolement. On est atterrés d'apprendre qu'il est aussi homme, mari d'une femme fascinée par son homme et tout autant éprise de liberté, père de trois enfants qu'il n'a entrevus qu'entre les grilles de parloirs ou dans les cimes des Aurès, mais pas un moment comme un simple père. Psalmodiant chaque matin une maxime sur la maîtrise de soi, on l'imaginait les doigts engourdis de froid et le dos ployé zébré par ses tortionnaires, écrire « la maîtrise de soi, c'est la maîtrise de tout », ou bien « la maîtrise de soi est la pierre philosophale », à chaque début de sentence. « Le racisme brime tous les sentiments. Partout, dans les lycées, les casernes, les administrations, les hôpitaux, et même en prison, l'Arabe est Arabe. C'est un être repoussant, inférieur, qu'il faut mettre tout seul. Le racisme a fait des Arabes des refoulés, et Dieu seul sait de quoi est capable quelqu'un que le désespoir fait agir. Car c'est une situation désespérante que de ne trouver nulle part une place. Dans cette recherche, la haine grandit et, de déception en déception, le cœur finit par éclater », écrit Mustapha Bekkouche un vendredi 18 mars 1955. Edité par l'ANEP, cet ouvrage disponible dans les librairies saura raviver dans nos cœurs l'atavique besoin de liberté.