Une Algérie sans alcool ? Philipe Penouty, PDG de Castel Algérie, n'ose même pas l'imaginer. «Non, dit-il, je ne peux pas croire un seul instant à un pays à 0% de consommation d'alcool.» Optimiste ? Plutôt réaliste. Le business des produits alcoolisés, rappelle-t-il, ne s'est jamais développé que sous les régimes les plus prohibitifs. Les vagues de fermetures administratives de bars et points de vente de boissons alcoolisées que connaît le pays depuis 2006, inquiète certes le brasseur français mais pas plus que de mesure. Le géant qu'est devenu le groupe de Pierre Castel (particulièrement implanté en Afrique où il est présent dans 17 pays) a plus d'un projet en effervescence. Même avec 10% de consommation de bière en moins, enregistrés ces deux dernières années. La compression du marché de la bière, dont la demande est estimée par les experts entre 1,1 et 2 millions d'hectolitres par an, a été provoquée essentiellement par une décision controversée du ministre du Commerce «décrétant» que «désormais, l'activité de distribution au stade de gros de boissons alcoolisées est soumise à autorisation des directions (de wilaya) de la réglementation et de l'administration générale (DRAG)». Le 30 janvier 2006, au retour d'une visite d'inspection à Sétif, le ministre du Commerce fait ordonner au directeur du Centre national du registre de commerce (CNRC) d'«appliquer strictement» cette nouvelle mesure. Le lendemain, 1er févier, la machine administrative s'emballe. Les responsables des antennes locales du CNRC, les walis et les services de sécurité se lancent dans une grande battue de «mise en conformité et de régularisation», ciblant les grossistes, et avec effet d'entraînement, les détaillants des vins et liqueurs. Les fermetures administratives pleuvent et un texte de loi datant d'avril 1975 est convoqué pour les besoins de la légitimation de cette campagne. Un ministre MSP met le feu aux poudres Cette mesure, juge l'Association des producteurs algériens de boissons (APAB) est «illégale dans le fond et dans la forme». Les activités dites «réglementées» sont régies, selon son président Ali Hamani, par le décret exécutif du 18 janvier 1997. «Celui-ci stipule que celles-ci doivent faire l'objet d'un décret exécutif qui est du ressort exclusif du seul chef du gouvernement et non du directeur du CNRC». Puis, ajoute le président de l'APAB : «La démarche ministérielle ne repose sur aucun fondement légal avéré. La référence juridique pour imposer à tous les exploitants (anciens ou futurs) l'obtention d'une licence d'exploitation auprès de la Drag, en l'occurrence le décret 75-59 du 24 avril 1975 relatif à la réglementation des débits de boissons, traite uniquement de l'activité de détail.» «A l'évidence, il s'agit soit d'une interprétation erronée du texte soit d'une application destinée à couvrir et à justifier une décision à caractère administratif émanant du ministère du Commerce», indique une étude interne à l'APAB. L'application de la décision de M. Djaâboub a perturbé en aval, estime les concepteurs de l'étude, l'activité de production. C'est en effet la pagaille dans toute la filière des boissons alcoolisées. Détaillants, grossistes, semi-grossistes, importateurs et producteurs ont été directement ou indirectement touchés par cette soudaine restriction. «Nous avons interpellé à maintes reprises le ministre du Commerce, affirme M. Hamani, mais celui-ci ne nous a fourni à ce jour aucune explication.» Le directeur de Castel Algérie reconnaît que la «stratégie de développement du groupe a subi les effets de ces fermetures mal encadrées». En homme d'affaires habile, Philippe Penouty nuance ses propos et «ménage» du mieux qu'il peut le gouvernement algérien. «Le gouvernement est conscient qu'il a devant lui de grands groupes internationaux qui investissent des millions d'euros, créent de l'emploi, paient des millions de dinars de taxes au Trésor public», dit-il. Pour lui, il s'agit de «problèmes d'interprétation» de la loi et non de volonté délibérée d'interdire la commercialisation d'alcools. Castel, Heineken : les géants s'inquiètent Le groupe Castel, le premier brasseur étranger à s'installer en Algérie (en 2001), producteur des bières Beaufort et 33 Export est devenu, en quelques années seulement, leader du marché de la bière avec 47% de parts du marché. Les perspectives d'avenir s'annonçaient, il y a peu, assez prometteuses. Deux usines de bière de réalisées à Oran et Annaba, le groupe compte également investir cette année, selon son directeur, 10 millions d'euros supplémentaires et porter sa capacité de production à 650 000 hectolitres, ce qui portera ses parts de marché à 67%. L'arrivée sur le marché algérien du géant néerlandais Heineken ne semble pas trop le perturber. Plutôt une «aubaine». Pour renforcer sa position sur le marché, Castel Algérie a profité de la cession d'une bière locale pour garnir son portefeuille de marques en rachetant à Inbev (1er brasseur mondial) les licences de Stella Artois et de Beck's. Des marques internationales qui manquaient cruellement à Castel pour asseoir sa suprématie. C'est désormais chose faite. A Heineken, c'est la douche froide. Les restrictions imposées par l'administration algérienne à la chaîne de distribution ont fait déjà leur effet. Le groupe néerlandais revoit presque ses ambitions à la baisse. Du moins à court terme. Heineken conservera le même outil de production, la même capacité de production (environ 650 000 hl/an), développera les mêmes marques que Tango, Samba et Fiesta en l'occurrence, auxquelles s'ajouteront à partir de juillet prochain les bières Amstel et Heineken. Olivier Gustin, le nouveau directeur commercial de Tango, ne cache pas son désarroi. «Ces fermetures administratives, confie-t-il, sont assez inquiétantes pour nous et pour notre stratégie de développement.» «C'est toute la filière des boissons alcoolisées qu'on est en train de détruire», ajoute un cadre commercial de Tango. «Dans certaines villes du pays, signale-t-il, on applique carrément la politique d'interdiction de commercialisation d'alcools… à Tlemcen ou à Souk Ahras, il n'y a plus de bars par exemple.» La filière de la boisson alcoolisée se portait jusque-là assez bien. D'après une étude d'Euro Développement PME de juin 2005, le marché de la bière en Algérie représente 16% de la filière boissons, soit quelque 5,12 milliards de dinars, 23% pour les vins. Quatre brasseries d'Etat, dont deux ont déjà été privatisées et quatre autres privées (SNB, Algad et deux groupes internationaux Castel et Heineken) constituent les principaux acteurs de la filière. La politique d'ouverture adoptée jusque-là par les pouvoirs publics pour développer ce marché : ouverture au privé et particulièrement aux investisseurs étrangers qui bénéficient entre autres d'exonérations fiscales, est vite rattrapée par les méthodes répressives et astreignantes de ces mêmes autorités. Le «retour» en force du projet intégriste Ces incohérences sont le fait de «deux Algérie qui s'affrontent», explique Réda Hamiani, président du Forum des chefs d'entreprises (FCE), dont le groupe éponyme importe la bière de marque Bavaroise ainsi que la boisson énergisante Red bull. Une Algérie qui tangue, partagée entre tolérance et prohibition. Dans le cas présent cela signifie, selon lui, le retour en force du projet islamiste au détriment du projet républicain. «Par ces mesures, conclut le président du FCE, l'Etat sacrifie la logique économique, se pare de mysticisme, d'austérité au nom de la chari'a». En 2003 : l'Assemblée nationale et le Sénat, dominés par les trois partis de l'alliance présidentielle (FLN, RND et MSP), acquis pour le projet portant réconciliation nationale avec les islamistes, font voter un amendement à la loi de finances 2004 interdisant totalement l'importation d'alcools. Le parti islamiste Ennahda, inspirateur de l'amendement, jubile, mais pas pour longtemps. L'article 47 a été annulé dans la loi de finances complémentaire, suite aux pressions de l'OMC et de l'Union européenne. Mais l'histoire n'est-elle pas un éternel recommencement ? Le 28 décembre 1962, quelques jours avant le premier réveillon de l'Algérie indépendante, un décret exécutif signé par le chef de l'Etat, Ahmed Ben Bella, vient interdire aux Algériens de «confession musulmane» la consommation d'alcool ou de boissons alcoolisées sous peine d'emprisonnement. La production des vins notamment échappe pour les gros enjeux économiques qu'elle représente aux foudres des faux dévots. L'Etat, par ce décret non abrogé à ce jour, est pris en flagrant délit d' «hypocrisie». Ben Bella, le 3 mai 1965, signe un autre décret exécutif relatif aux licences de débits de boissons. Ce texte de loi aux antipodes du premier réserve le droit à l'attribution de licence d'exploitation de débits de boissons alcoolisées à certaines catégories de la «famille révolutionnaire», notamment les invalides de guerre, veuves de chahid, condamnés à mort et anciens moudjahidine. La suite est une succession de décisions politiques, économiques, déroutantes et contradictoires. Sous Boumediène fut créé, en1968, l'Office national de commercialisation des produits vitivinicoles (ONCV), suivi dans les années 1970 de campagnes à grande échelle d'arrachage de vignobles (de 400 000 ha de vignoble dans les années 1930, il n'en reste que 15 000 ha en 2007), sans que la production ou l'importation des alcools ne soient interdites pour autant. En 1975, le gouvernement réglemente par décret exécutif l'exploitation des débits de boissons. L'activité de fabrication de boissons alcoolisées, en l'absence de dispositions réglementaires spécifiques, est à ce jour considérée «activité non réglementée», soumise au seul code du commerce. Soufflant le chaud et le froid, ballottés entre la réalité du marché et le respect strict des préceptes religieux : le hallal et le haram (le licite et l'illicite), les pouvoirs publics entretiennent sciemment la confusion des genres. L'Algérie titube, hésite entre théocratie sérieuse et démocratie véridique ?