Remises des prix. Tapis rouge sur la terre ocre, officiels guindés, public comme anesthésié. Puis depuis les hauts gradins : «Roger, tu es le meilleur !» crie un spectateur d'une voix triste. «Oui, c'est moi.» dit l'autre en s'avançant pour recevoir la coupe du perdant. ” Moi ” c'est Roger Federer. Suisse de nationalité, tennisman professionnel, numéro un mondial depuis près de cinq ans. On l'appelle le maître. Il vit sur terre et c'est un génie. Certains pensent que c'est le plus grand joueur de tous les temps. Pourtant, il vient de subir la défaite la plus cuisante de sa carrière en finale du seul tournoi qui manque à son immense palmarès. C'est un drame. Federer est un génie qui, enfant, se couchait en faisant le rêve de devenir numéro un mondial et de gagner le grand chelem. Il a tout réussi, ou presque. «Federer, le regarder jouer, c'est comme admirer une œuvre d'art», a dit John McEnroe. Il sait de quoi il parle McEnroe, doublement. Lui aussi était un génie et lui aussi avait perdu en finale de Rolland Garros en 1984 après un match épique contre Ivan Lendl, le Tchèque qui deviendra américain, un joueur glacial, terrifiant. «J'admirais son style imprévisible, irrationnel. Pour moi, c'était le Rimbaud du tennis.» C'est Jonas Mekas figure emblématique du cinéma underground new-yorkais — qui dit ça de McEnroe. Et lorsqu'il a rencontré McEnroe, il le lui a dit. McEnroe fit une moue dégoûtée. En réalité, à cause de l'accent de Mekas, McEnroe avait compris «Rambo» au lieu de «Rimbaud» ! Serge Daney, le grand critique de cinéma qui officiait dans les pages sport de Libération au début des années 80, explique très bien comment «Borg envoie la balle là où l'autre n'est plus, McEnroe aurait plutôt tendance à l'envoyer là où il ne sera jamais.» Ne pas l'oublier : les artistes, les vrais, sont toujours là où on ne les attendra jamais. Et Daney de comparer alors les grands tennismen aux grands cinéastes, classiques bien entendu : «Il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour que je trouve des passing-shots chez Fritz Lang et des inserts chez Miloslav Mecir.» Mais qui se souvient de Miloslav Mecir? Un échalas tchèque qui, au milieu des années 80 semblait jouer au ralenti. On l'appelait «le chat», le même surnom que celui de Cary Grant dans La main au collet d'Hitchcock. Beau, élégant. Un ancien cambrioleur qui se prélasse sur la côte d'Azur en buvant des martini et en jouant au tennis. Beau donc, mais paresseux, forcément, car le tennis est d'abord un sport de riches, de gens qui ont du temps, beaucoup, et qui s'ennuient. Ce sont les Anglais qui ont inventé le tennis. Il faudra bien se demander un jour pourquoi ils ont inventé tant de sports à la fin du XIXe siècle? Disons-le simplement : le sport n'est pas né du désir d'être en bonne santé mais de l'ennui de l'aristocratie anglaise. C'est un fait, c'est (presque) définitif. On se souviendra enfin, chose remarquable, qu'au même moment, à Londres exactement, Karl Marx — après être venu soigner une mauvaise bronchite à Alger — donnait vie à sa théorie de la lutte des classes et que son gendre, l'écrivain Paul Lafargue, écrivait Le droit à la paresse. Ce n'est pas anodin. C'est simple, c'est dialectique. Le tennis est donc un rempart contre l'ennui, une occupation sophistiquée, une mise à distance du monde que n'aurait pas renié Brecht. En exil à Berlin dans les années 30, Nabokov, qui écrivait encore en russe, donnait des leçons de boxe et de tennis pour survivre après l'assassinat de son père. Presque tous les romans de Nabokov sont traversés de fulgurance sportive et évidemment d'occurrence tennistique. «Lolita» qui joue au tennis : «La clarté exquise de tous ses mouvements avait sa contrepartie acoustique dans le claquement sonore et limpide de chacun de ses coups.» Mystère, beauté et vertige de la littérature. Le ventre ou les bulles A cette époque-là, c'est l'aristocratie qui mène la danse. C'est l'époque des mousquetaires français (Borotra, Lacoste,…), de la divine Suzanne Lenglen et ses tenues si soignées. On raconte souvent l'anecdote selon laquelle le champion de tennis américain, Budge Patty, repassait ses shorts en cachemire dans le vestiaire juste avant d'entrer sur le court. A Hollywood, évidemment, on s'entiche très vite de ce sport qui fait «distingué», comme le golf. Ce n'est pas pour rien que Katherine Hepburn a incarné ces deux sports au cinéma : dans L'impossible monsieur bébé (Howard Hawks, 1938), elle ridiculise Cary Grant toujours élégant, drôle, simple au golf et surtout dans Mademoiselle gagne-tout (Cukor, 1952), elle incarne une joueuse de tennis émérite. Katherine Hepburn n'est pas qu'une grande joueuse de tennis en vrai, elle incarne la révolution féministe et prolonge sans le savoir le combat de Virginia Woolf (qui jouait très bien au tennis). Puis la fin des colonies a sonné le glas des empires. Plus le temps de s'ennuyer, les peuples se réveillent, la nouvelle bourgeoisie gronde et veut sa revanche, elle veut sa part du gâteau et, pourquoi pas, jouer au tennis. Le cinéaste Jacques Tati l'a bien illustré, avec son Monsieur Hulot, étourdi, naïf et qui promène sur le monde et les gens un regard amusé, mais lucide, qui révèle l'envers, l'enfer de la modernité. Il joue au tennis comme on irait à la chasse aux papillons, par plaisir. Sans prétention. L'histoire des 30 dernières années du tennis n'est que l'histoire d'une nouvelle lutte des classes. Arrive Bjorn Borg. Blond, terne, consciencieux. Le philosophe Gilles Deleuze a cette pensée lumineuse dans son livre Pourparlers (Minuit, 1990) : «Il y a des inventeurs, en tennis comme McEnroe, c'est un styliste, il a introduit dans le tennis des postures égyptiennes et des réflexes dostoïevskiens. Borg a inventé un nouveau style qui ouvrait le tennis à une sorte de prolétariat.» D'un côté les nantis, qui jouent par ennui, pour l'art (Mc Enroe, Federer), de l'autre, une armada de joueurs de l'autre monde (Espagne, Argentine, Russie) qui jouent pour s'en sortir, pour réussir et qui sont prêt à mourir sur un court. La question est de savoir pourquoi, l'Espagne, pays du flamenco et de Dali, a engendré des joueurs si laborieux ? Regardez Nadal. D'accord, c'est le plus grand joueur de toute l'histoire du tennis sur terre battue, mais pourquoi tant de hargne dans son jeu et si peu de grâce ? N'a t'il jamais vu la délicatesse des tableaux de Vélasquez, les déliés du Greco? Il n'est que bruit et sueur. On a le sentiment que ces joueurs ont une revanche à prendre sur le monde, sur la beauté, sur l'ennui : rien, pas un gramme de légèreté, que du lourd, du plomb. Godard, qui s'y connaît en littérature comme en tennis, dit qu'il y a les écrivains qui ont du talent, John Le Carré, et ceux qui ont du style, Graham Greene. C'est vache pour Le Carré. Au tennis, pareil : Nadal a du talent, beaucoup de talent, Federer a du génie, c'est-à-dire du style. Nadal n'a pas de temps à perdre lorsqu'il joue, il veut d'abord gagner, aller vite, ne s'encombre pas de joliesse ou de bienséance. Il FAUT qu'il gagne. On ferait bien de Federer un Joseph Manckeiwicz : simplicité, épure, élégance. Tandis que Nadal serait du côté de Sergio Leone. Tennis-spaghetti Vs tennis-champagne. Au choix, le ventre ou les bulles. Oui, tout est fichu, l'art, la beauté, seuls comptent le résultat, l'efficacité. C'est la marche impitoyable du libéralisme. Alger, 10 juin 2008. Météo récalcitrante, rumeurs, bombes, jours incertains. Dans la presse et à la radio depuis quelques jours, en boucle, une publicité pour une grande entreprise algérienne d'électricité et de gaz qui voudrait que le bon peuple d'Algérie lui prête de l'argent pour financer ses projets. Curieusement, cette publicité met en scène notre champion de tennis national Lamine Ouahab. L'argent, le tennis. Curieux. Lamine Ouahab a été un authentique espoir du tennis mondial. Ne pas l'oublier : junior, en 2002, il a atteint la finale de Wimbledon en battant au passage Rafael Nadal. Aujourd'hui, il retrouve son meilleur niveau, mais on raconte qu'il ne travaille pas assez. Peut-être que comme beaucoup d'Algériens, il n'a pas envie de se tuer à la tâche. Très talentueux, il préfère jouer en dilettante plutôt que de mourir sur un court ou prêter son image et sa voix pour un emprunt obligataire. Investir une petite somme et profiter d'un revenu, modeste certes, mais certain. La rente ou les bombes. On aura les deux. On imagine sans peine, Federer à la fin de son match contre Nadal sur le point de s'effondrer en larme et songeant à son rêve d'enfant. On imagine sans peine aussi Lamine Ouahab en train d'enregistrer cette publicité et songeant à ces nuits, où enfant, seul avec ses rêves, il rêvait de devenir le plus grand joueur du monde, sans effort, comme ça. Mais la lumière se rallume, il faut se réveiller.