Il est 17h30. Tant d'agitation et d'effervescence avant l'arrivée de «Âmi Réda» au local de l'association de musique andalouse Menzah Anadil El Djazaïr à Chéraga, où petits et grands s'affairaient aux derniers détails pour préparer un grand événement, tout le monde y mettait du sien ! On fêtera ce vendredi le 88e anniversaire d'un grand homme… Réda Bestandji, appelé affectueusement Âmi Réda. 19h : «Il est là, Âmi Réda est arrivé !» lance une voix. Une entrée magistrale qui a coïncidé avec l'arrivée du cortège des mariés accompagnés de youyous et de zorna paz loin de l'association. C'est dans cette ambiance de joie et de gaieté qu'il franchira la porte de la classe, paré, comme à l'accoutumée, de sa singulière «chachiya», fièrement appuyé sur sa canne, sourire aux lèvres, adressant à l'ensemble des présents ses marques de sympathie et de tendresse avant de rejoindre «sa» place, aux côtés du professeur Youcef Oueznadji, qu'il apprécie particulièrement… Un rituel qui se déroulait chaque vendredi où, assidu, Âmi Réda, membre d'honneur de l'Association, se rendait au siège pour assister aux répétitions de sa classe supérieure. «Il attendait la journée du vendredi avec impatience», nous confie sa fille Lamia. Il est toujours accompagné par Ryad Drais, le trésorier de l'Association, qui a le privilège de partager un bout de chemin avec Âmi Réda qu'il qualifie «d'encyclopédie vivante, doté d'un grand sens du détail». Ce vendredi ressemblait à tous les autres vendredis qui l'avaient précédé… ou presque… Il venait de fêter ses 88 ans. «Koula yawm bachaïr» La répétition portait sur une des noubas préférées de Âmi Réda, en l'occurrence, El H'ssine. Il l'avait en quelque sorte signifié au professeur Youcef Oueznadj. En prenant place à ses côtés, Âmi Réda fredonnait ce dardj h'ssine «koula yawm bachaïr» (que chaque jour soit le présage de douces bénédictions). En fin observateur, Youcef Oueznadji comprit aussitôt le message, leva la main gauche pour donner le signal à l'ensemble de la troupe qui entama immédiatement le chant du morceau choisi par Âmi Réda. Rayonnant de joie, il lance : «Inchallah koula yawm bachaïr» (Puisse Dieu faire que chaque jour soit le présage de douces bénédictions)… Le morceau suivant Saraka el ghossno kadda mahboubi (interposée, la tige de la rose a ravi à mes yeux la grâce de ma bien-aimée) nécessitera, selon Âmi Réda, des clarifications. Il s'agira en l'occurrence de déterminer l'origine inédite du texte : Âmi Réda, en conteur émérite, émerveillera son auditoire, le fascinera ; sa voix, sa gestuelle l'embarqueront pour un sublime voyage à travers le temps, au cœur d'un céleste conte ! Un moment d'évasion et d'enchantement engendré par tant d'imagination que seul Âmi Réda savait éveiller. Tels étaient les moments passés ce jour ou les autres auprès de Âmi Réda qui ne ménageait aucun effort pour prodiguer un conseil, raconter une anecdote, fournissait une pléthore d'informations d'une précision inégalée, qu'elles soient d'ordre historique, littéraire, politique, musicale… en parfait pédagogue avec tant d'engagement et d'humilité. Quel grand homme ! Il est né au cœur de La Casbah d'Alger le 9 février 1930, il consacre toute son existence au service de son pays, il est à la fois médersien d'Ethaâlibya, professeur, pionnier et leader du mouvement des Scouts musulmans, politicien, journaliste et un passionné de musique arabo-andalouse. C'est en tant que mélomane que nous avons, cette fois-ci, entrepris de l'honorer. Il est 19h45 lorsque la surprise sera finalement dévoilée à celui pour qui elle avait été longuement et soigneusement préparée : un gâteau, des bougies et le traditionnel chant de «Joyeux anniversaire Âmi Réda» joué et vocalisé avec beaucoup d'amour par tous les membres de l'Association. «C'est une belle surprise», nous dit-il, précisant toutefois qu'un anniversaire plus important que celui de sa naissance avait été célébré quelques jours auparavant : «Mon 56e anniversaire de mariage», c'est dire toute l'affection qu'il témoignait à son épouse. En mélomane avéré, il ne manquait aucune occasion pour sensibiliser son auditoire quant à la nécessité de préserver ce patrimoine qui, selon ses dires, est «d'une valeur inestimable». C'est dans ce sens qu'il s'adressait souvent aux jeunes élèves de l'Association, les incitant à perpétuer cet art inhérent à leur identité. Il réitérait fréquemment le souhait «que Dieu Tout Puissant puisse bénir cette association, prenez-en soin». Il avait foi quant à la capacité de la musique à réunir et à rapprocher toutes générations confondues, quelles que soient les classes ou les tranches d'âge des éléments la composant, faisant fi de toute différence aussi profonde puisse-t-elle exister. Zakari, fils du défunt Boulenouar Abdessemed, compagnon de cœur de Âmi Réda, nous relate que lors de leur rencontre en 2006, au domicile de son défunt père, les anciens médersiens entamèrent un débat autour de la diversité culturelle au sein des associations algériennes de musique andalouse. Des idées fusaient de toutes parts, chacun émettait son point de vue… Âmi Réda interviendra pour conclure que «finalement, il ne devrait plus y avoir de problèmes d'identité, parce que la musique est la meilleure des langues». Âmi Réda est également un ardent défenseur des traditions ancestrales liées aux différentes pratiques culturelles algériennes, notamment celle rattachée à la célébration du Mawlid Ennabaoui dans l'enceinte du Darih (mausolée) de Sidi Abderrahmane Ethaâlibi, Saint Patron d'Alger. C'est un événement auquel il prenait part depuis son jeune âge, accompagné de son oncle Cheikh Mamad alors «hezzab» au mausolée du Wali Dada et président de l'association de musique andalouse El Djazaïria. Il sera également accompagné de son père Si Rachid, un des premiers électriciens de la mosquée Djamaa El Kebir. Il grandira dans une atmosphère où l'amour pour la musique et pour la religion régnera en maître au sein de la maison des Bestandji.
Tradition Une tradition qui perpétuera d'année en année où, à l'occasion de la fête du Mawlid Ennabaoui et accompagné de ses élèves, le professeur Youcef Oueznadji se rendra au mausolée de Sidi Abderrahmane pour réciter des «qssaïd» ou «mouloudiyate» poèmes à la louange du Saint Prophète Mohammed. Ils seront encadrés par de grands maîtres, tels que les regrettés Sid Ahmed Serri et Boualem Mekachiche, Mohammed Khaznadji ou encore par Âmi Réda qui avait charmé l'assistance par l'interprétation d'un magnifique istikhbar Âarak… C'était à l'occasion du Mawlid Ennabawi de l'année 2017. L'intérêt de Âmi Réda pour les qassaïd l'emportera dans une nouvelle aventure, il sera cette fois-ci, en compagnie d'Ahmed Grigahcène, jeune docteur astrophysicien, de surcroît grand amoureux de la musique arabo-andalouse. Les deux amis, unis par les mêmes passions, entreprirent un long et minutieux travail de recherche : «Je suis très honoré d'avoir été associé à cette aventure qui a débuté en 2014, lorsque Âmi Réda m'annonça qu'il avait retrouvé un vieux document appartenant à son oncle cheikh Mamad. C'était un recueil où y était transcrit une grande partie des poèmes qu'on récitait à l'occasion du Mouloud dans les mosquées d'Alger», nous explique Ahmed Grigahcène. C'est au terme de leurs laborieuses quêtes qu'un précieux ouvrage verra le jour, un recueil de poèmes dédiés au Saint Prophète, il sera édité par l'ANEP en 2017. Il est maintenant 20h45… Personne ne se doutait qu'en réalité, un drame, et pas des moindres, se préparait et viendrait subtiliser tant de liesse et de réjouissance. C'est entouré de ses amis musiciens que Âmi Réda quitte ce bas monde pour rejoindre l'au-delà ! Dans un silence pesant, nous consentirons à ton éternelle absence, car telle est la volonté du Tout-Puissant. Ton sourire, ta bonne humeur, ta sagesse, ton érudition, ta passion, ta générosité, ta vivacité d'esprit nous manqueront… Ton absence soudaine nous attriste profondément, nous en sommes assombris, le cœur gros d'une inconsolable douleur. Repose en paix cher Âmi Réda, tu vivras éternellement dans nos cœurs, nous te serons éternellement reconnaissants.