La Tunisie a connu hier un événement politique majeur qui risque d'affecter largement le sort de sa première élection démocratique du 23 octobre. Une véritable marée humaine a en effet déferlé sur les rues de la capitale pour éructer sa bourrasque de colère sur la chaîne privée Nessma TV. Tunis. De notre envoyé spécial
La Tunisie a connu, hier, un événement politique majeur qui risque d'affecter largement le sort de sa première élection démocratique du 23 octobre, née de la Révolution du jasmin du 14 janvier qui a chassé Ben Ali du pouvoir. Une marée humaine a en effet déferlé sur les rues de la capitale pour éructer sa bourrasque de colère sur Nessma TV, qui fait l'objet d'une polémique et de menaces sans pareilles depuis qu'elle a eu l'outrecuidance de montrer un film jugé par les salafistes tunisiens comme une atteinte à la foi des musulmans. Ce film d'animation franco-iranien, intitulé Persépolis, a été diffusé vendredi dernier par la chaîne privée Nessma TV. Des milliers de personnes se sont ainsi donné rendez-vous à la grande mosquée El Fateh, près du centre-ville, un quartier dénommé Le Passage, point de départ de la protestation. La foule, très nombreuse, a réussi à marcher sans heurt sur un long parcours en scandant des mots d'ordre contre la chaîne de télé et appelant à sa fermeture, avant d'être stoppée, à quelques dizaines de mètres du siège du Premier ministère, par un mur de policiers qui ont usé de bombes lacrymogènes pour refouler des manifestants pourtant excités. La marche a quand même duré près d'une heure où l'on pouvait entendre «Allah Akbar», «la Illah ila Allah Mohamed Rassoul Allah». Des jeunes et des moins jeunes, des barbus, des femmes en niqab, qui le Coran à la main, qui brandissant des pancartes ou des banderoles où l'on pouvait lire «Nessma TV est une chaîne sioniste» ont ainsi crié leur colère contre cette chaîne désignée comme «ennemie de l'Islam». Presque tous les commerces ont baissé rideau. Sur les trottoirs, des balcons des immeubles, les Tunisiens voient, pour la première fois, une manifestation islamiste de cette ampleur alternant des cris de plus en plus stridents à mesure que la foule grossissait le long de son parcours. Quelques barbus, qui assuraient visiblement l'encadrement de la manifestation, lançaient des appels au calme et demandaient à ne pas céder à la provocation. Deux heures après, la police a réussi à les disperser. Mais d'autres petits groupes de manifestants ont quand même pu passer entre les mailles du filet et atteindre finalement la place du Gouvernement. Les quelques tentatives d'incursion de ces dizaines de jeunes pour observer un sit-in sur place ont été découragées par les charges répétitives des services de sécurité et l'emploi de gaz lacrymogènes. Tunis a connu, durant toute la matinée, une tension sans précédent ; d'ailleurs, très tôt le matin, l'on remarquait un déploiement sécuritaire inhabituel aux abords de la mosquée El Fateh. Des rumeurs sur cette marche avaient en effet circulé depuis plusieurs jours ; l'on affirme que les sites web et réseaux sociaux, comme facebook, ont servi de relais de propagande. Mais pas seulement, puisque des tracts ont également été découverts hier matin, notamment placardés sur les murs, appelant à «sortir pour une manifestation populaire après la prière de vendredi à partir des mosquées, des facultés, des universités, pour atteinte à Dieu». Au siège de Nessma, quelques heures avant la manif, la tension était à son comble. Un dispositif de sécurité avait été mis en place devant l'immeuble de la chaîne ; des policiers en civil étaient aux aguets, filtrant les entrées. A la réception, l'ambiance est aussi électrique et nous subissons un véritable interrogatoire… La méfiance est à son apogée. Et pour cause. Cette chaîne se sent plus que jamais menacée depuis qu'elle a essuyé une tentative d'incendie, dimanche dernier, par un groupe de «radicaux». Par ailleurs, la presse tunisienne ainsi que les partis politiques ont, pendant longtemps, glosé sur ce film et sa programmation. D'aucuns y ont vu une manœuvre de Nébil Karoui, PDG de la chaîne, qui viserait à booster l'électorat islamiste à un moment sensible de la vie nationale tunisienne ; d'autres ont dû insister sur le rejet de la violence comme moyen d'expression. Cette marche intervient à une semaine de la fin de la campagne électorale. Son impact sur l'issue des élections est quasi certain puisqu'il s'agit du fait politique le plus significatif depuis le lancement du processus électoral. Cette mobilisation populaire profitera-t-elle à un candidat à l'élection de la première Assemblée constituante en Tunisie ? Wait and see.