Existe-t-il, dans le monde des vivants, cri plus douloureux que celui que lancerait une mère éplorée qui vient de perdre son enfant d'une manière brutale et inattendue ? On aura beau retourner la question, la réponse sera toujours la même dès lors qu'un tel cri de douleur est l'apanage de toute mère blessée dans sa propre chair, donc, dans le plus profond de son être, et ce, depuis que le monde est monde. Dans Mer cruelle (1971), le magnifique film du réalisateur koweitien, Khaled Seddik, une mère attend impatiemment sur le rivage le retour de son fils unique qui a embarqué sur un «boum», une embarcation conçue pour la plongée et la cueillette de perles en haute mer. Sitôt qu'on lui apprend que son fils ne rentrera plus jamais au bercail, un cri de douleur, inimitable, incomparable, fuse de sa poitrine pour quelques secondes, puis elle rejette en direction de la mer la part du gain qui revenait à son fils en raclant le fond de sa gorge et en criant : «Ô mer, je ne veux plus de ton amitié !». Ce même cri, eh bien, j'en ai connu un bout en juillet de l'année 1953. Un télégramme, laconique, inhumain et aussi tranchant que le couperet d'une guillotine, vint nous annonce que «le navigateur, Bagtache Hocine, est porté disparu en Atlantique, près des Açores». Dans le patio de notre maison, au quartier de Fontaine-Fraîche, les yeux bien clairs de ma grand-mère paternelle brillèrent quelques secondes avant de se fixer sur le vieux figuier sous lequel elle aimait faire la sieste. Puis, il y eut une espèce de bourdonnement qu'elle était la seule à savoir lancer des tréfonds de son être, dans la joie comme dans la douleur. Le silence qui s'en est suivi alors, je pense jusqu'à ce jour qu'il relèverait du degré 273 au dessous de zéro, là où toute forme de vie est impossible. Fort heureusement, il y eut ma mère, la véritable montagnarde, pour remettre un peu d'ordre dans cette espèce de magma inorganique puisqu'elle demanda à mon père, navigateur lui aussi, qui avait bourlingué sur les grands océans depuis le milieu des années vingt : «Pourquoi ces larmes ?». Et lui de lui expliquer que lorsqu'un bateau coule à pic, les malheureux navigateurs meurent lentement de suffocation. C'est ce qui me fait pleurer, devait-il préciser ! Ô Grand Dieu ! Un mois après, mon oncle était parmi nous. Je ne puis décrire notre bonheur au sein de la famille, encore moins celui de ma grand-mère. Je me souviens seulement qu'elle avait failli le gifler comme elle l'avait fait, selon son témoignage à lui, en 1922, à son retour d'Alexandrie après s'être glissé, de nuit, dans un bateau en partance pour le Tonkin au titre de la Société des Nations. Tout compte fait, le cri de douleur de ma grand-mère avait son origine dans un phénomène géographique : c'est un iceberg qui s'était détaché du Groenland et qui, voguant à vau-l'eau, avait fini par percuter de plein fouet le bateau sur lequel mon oncle avait embarqué. Il ne dût son salut, ainsi que ses compagnons, que grâce à un autre bateau qui faisait sa route de l'Argentine en direction de la Baltique. En relisant aujourd'hui certaines tragédies de la littérature grecque classique, je découvre ce grand besoin de lancer, parfois, certains cris de douleur et je comprends par là-même pourquoi les anciens avaient recours à des pleureuses professionnelles pour se décarcasser l'âme pour ainsi dire. Toujours est-il que la mer, elle, reste cruelle ! [email protected]