La pétition lancée en février dernier par le fils du défunt Mohamed Boudiaf a déjà rassemblé des centaines de signatures. Le but est de réclamer la vérité sur l'assassinat, 20 ans après les faits. Il revient ici sur cette journée fatidique du 29 juin 1992. - Comment avez-vous vécu dans le détail cette funeste journée du 29 juin 1992 ?
Vingt ans après, c'est toujours pénible pour moi de revenir sur cette date fatidique pour mon père, pour les Algériens et pour l'Algérie. J'ai appris la funeste nouvelle vers 13h20, j'étais abasourdi, je ne comprenais pas, je me suis dirigé directement vers la Présidence. J'entre directement au salon, et là, je vois Fatiha Boudiaf au téléphone en train de sangloter. Sans un mot échangé, je sors de la Présidence et je pars directement chez un copain. J'ai passé presque toute l'après-midi à me remémorer toutes les souffrances que cet homme a endurées pour son pays, et à la fin, il se fait assassiner par des Algériens, par traîtrise puisqu'ils n'ont pas eu le courage de l'affronter de face. Le jour de son retour, je le vois heureux d'être parmi les siens, après un long exil décidé par Ben Bella, parce que Boudiaf n'était pas d'accord avec lui. Il avait confiance en ce pays, surtout la jeunesse algérienne. Il avait de grands projets pour elle, malheureusement les ennemis de l'Algérie en ont décidé autrement. En à peine six mois, il a redonné espoir à des Algériens qui ne croyaient à plus rien. Sa mort a renforcé cette tendance. Un extrait de son dernier discours à Annaba «l'être humain n'est que de passage ici-bas. La vie est brève. Nous devons tous disparaître plus tard». Paroles prémonitoires. Quelques minutes plus tard, le père de la révolution est abattu par un cadet de la révolution.
- Qu'est-ce que vous avez pensé tout de suite quand vous avez eu des détails de l'assassinat ? Comment était l'ambiance à la Présidence ? Les responsables ont-ils contacté la famille ?
Dès l'annonce de l'assassinat du Président, j'ai tout de suite pensé que c'était un complot. On ne peut pas attenter à la vie du Président avec autant de facilité. Ils étaient 56 hommes chargés de la sécurité du Président, pas un seul n'a bougé. C'est peut-être pour cela que dans notre glorieuse République, le lâche assassinat de mon père est considéré comme un «acte isolé». L'ambiance à la Présidence était indescriptible. J'entendais tout le monde me dire «khad3ouh», pour dire que les Algériens ne sont pas dupes. Tout le monde a pleuré la perte d'un homme.
- Les employés de la Présidence disaient bien ça «khad3ouh»?
Je parle du chauffeur, jardinier, cuisinier, ceux qui travaillent à l'administration, etc. Le peuple quoi, pas les autres !
- Ensuite, vous avez suivi le transfert à Aïn Naâdja ?
Je suis parti à Aïn Naâdja à 17h. devant la dépouille mortelle de mon père, je me suis recueilli quelques minutes. Elles m'avaient semblé durer une éternité. Un lourd silence pèse dans la salle mortuaire. Le personnel médical est en pleurs. Nous quittons l'hôpital de Aïn Naâdja. Sur le chemin du retour, tout me semble vide. Cela me donnait l'impression que quelque chose a disparu. Rachid Krim, chef de cabinet du Président du HCE, que j'ai rencontré à l'hôpital, me demande de rentrer avec moi. La lourdeur du silence continue de peser dans la voiture. Ayant perçu mon profond désarroi, Rachid prend l'initiative de briser ce silence par la seule phrase prononcée durant le trajet du retour : «Ils ne savent pas ce qu'ils ratent.»
- Avant les obsèques, avez-vous rencontré des responsables ? Avez-vous eu vent d'infos en plus sur les circonstances de l'assassinat ?
Les membres du HCE sont venus nous présenter leurs condoléances, avec la promesse que toute la vérité sera dévoilée. Vingt ans après, j'attends toujours cette promesse. A part que l'autopsie n'a jamais été pratiquée, que l'arme du crime a disparu et cette balle au thorax.
- La balle au thorax ? C'est confirmé ? Y a-t-il des témoignages ?
C'est une information divulguée par Fatiha Boudiaf. Jusqu'à aujourd'hui, personne n'a fait de démenti.
- Comment avez-vous vécu les obsèques ? Comment se sont comportés les hauts responsables sur place ?
C'est pendant les obsèques que j'ai réellement pu peser l'impact qu'a eu mon père sur le peuple en seulement quelques mois à la tête de l'Etat. C'est la spontanéité de la femme et de la jeunesse, venue en grande foule, qui m'a profondément marqué. C'est cette jeunesse qui avait, dès le début, accusé le système de l'avoir assassiné, en disant : «Ils l'ont ramené puis l'ont tué.» Mais c'est la mort de Da Slimane Amirat qui m'a encore choqué. Cet homme, le vrai ami de Boudiaf, n'a pas résisté à la vue du cercueil de mon père. Il l'a regardé pendant quelques secondes, puis son cœur s'est arrêté. Plus tard, j'ai appris que mon père avait prévu de le recevoir à la Présidence, le même jour où mon père a été enterré, Da Slimane est mort. Quant aux hauts responsables, c'est-à-dire le Haut-Comité d'Etat, ils sont venus présenter leurs condoléances. Certains avaient des larmes de crocodile. Ils ont promis que la réalité fera jour. Le général Khaled Nezzar est venu me voir en aparté, le troisième jour de l'enterrement, à l'occasion de la veillée religieuse organisée à cet effet, pour me dire que «les assassins – il a parlé au pluriel – seront arrêtés». Depuis lors, j'attends et je milite pour la vérité.
- Et depuis avez-vous revu Nezzar ou un autre responsable pour leur rappeler leur engagement à faire éclater la vérité ?
Lors du premier rapport de la commission d'enquête, j'ai appelé le général Nezzar, membre du HCE, pour une audience. J'ai laissé le message à son secrétaire, aucune réponse. Lors du deuxième rapport, j'ai encore demandé une audience, même chose. Pourquoi cette dérobade ? A-t-il quelque chose à cacher ? Qu'il ne vienne plus nous dire que l'assassinat de Boudiaf est un «acte isolé».
- Revenons un peu en arrière, est-il vrai que Boudiaf a lancé des enquêtes sur les gros trafics, par exemple l'affaire Hadj Bettou ?
Parmi les choses qui ont le plus choqué mon père, après son installation à la Présidence, il a relevé le caractère immoral qui lui semblait toucher toutes les sphères politique, économique, culturelle, éducative, sociale et même sportive. Il s'est, en fait, rendu compte des pratiques malsaines, les détournements restés impunis, la généralisation du mensonge comme moyen de plaire aux supérieurs hiérarchiques, l'adoption du faux et de l'usage de faux comme un moyen «normal» d'obtenir tout ce qui est visé, l'injustice à outrance, avec la bénédiction de l'Etat. En un mot, les conditions idéales pour permettre à la corruption de devenir le «moteur» du fonctionnement du système. Il avait noté, par exemple, que quand un commerçant honnête transfert des fonds le plus légalement du monde pour investir ou activer en toute légalité, la procédure de son dossier mettait des semaines, voire des mois pour aboutir et parfois n'aboutissait même pas. Dans le même moment, les véreux, les corrompus, qui s'appuyaient sur leur soutien au sein du système, leurs transferts de fonds se faisaient en quelques heures, voire en quelques minutes. Mon père avait alors découvert le pot aux roses et mis le doigt sur le mal. Quand il a commencé à réfléchir au traitement de ce fléau néfaste, il a constitué un petit groupe «d'incorruptibles». Quelques jours après les avoir reçus et lancé sur des chantiers, on venait lui apprendre que «ses incorruptibles» ont trouvé la mort, soit dans des opérations antiterroristes, soit encore dans des circonstances non élucidées. Alors, le système lui livre «l'affaire Hadj Bettou», «l'Affaire du D15 de la douane», etc., juste pour donner l'impression que le système fait quelque chose contre la corruption. Mais en réalité, mon père, après la mort suspecte de ses incorruptibles, sent qu'il a affaire à une hydre à mille têtes, un monstre que Boudiaf a été le premier à qualifier de «mafia politico-financière». Une mafia politico-financière agissant avec des ramifications à l'étranger. Plus il avançait dans l'étude de certains dossiers relatifs à la corruption et plus l'heure de son lâche assassinat maquillé en «acte isolé» avançait. Et voyant que Boudiaf était réellement incorruptible, comme l'a qualifié le général Nezzar dans son récent livre, le système a imaginé le scénario de «l'acte isolé» ; un scénario qui ne s'adressait pas à Boudiaf, mais à tout le peuple algérien. Boudiaf a connu pour cela une fin tragique. Quelle sera la fin de la mafia politico-financière ? La fin d'El Gueddafi, de Ben Ali et de Moubarak devrait nous donner à réfléchir.