Dans cette deuxième et dernière partie de notre dossier sur les jeunes et la politique, il sera question d'une expérience citoyenne absolument exceptionnelle : des jeunes se sont rassemblés dans un Conseil consultatif. Ils se veulent une interface entre la population juvénile de leur commune et les autorités municipales. Cela se passe aux Eucalyptus. Reportage. Commune des Eucalyptus, dans la banlieue-Est d'Alger. Au milieu d'un pâté de nouvelles constructions, une enseigne : El Manar, une association féminine. Au premier étage de la bâtisse, une petite salle. Une table, des chaises et un tableau blanc mobile forment l'essentiel du décor. C'est ici que se réunissent les membres du Conseil consultatif des jeunes des Eucalyptus. Oui, vous avez bien lu : Conseil consultatif des jeunes. Non, ce n'est pas un nouvel organe prescrit par la prochaine Constitution, et cela n'a rien d'un parlement utopique. Comment dire… Laissons plutôt le soin à son jeune président, Toufik Kourtaa, tout juste 21 ans, de faire les présentations : «Le Conseil est un rassemblement de jeunes qui ont entre 15 et 25 ans. Le bureau exécutif du CCJ est constitué de 20 membres. Ils donnent bénévolement de leur temps pour représenter les jeunes auprès des institutions locales à travers un rôle consultatif, en transmettant les préoccupations des jeunes à l'APC et en proposant des solutions à leurs problèmes», résume-t-il. Des lycéens dans l'assemblée On est samedi. Il est un peu plus de 13h. La salle se remplit petit à petit. Meriem, Nidhal, Amine, Fatima, Asma, Hiba, Zakaria, Mehdi, Rabah, Nawel, Ahlem, Djamil, Loubna, Raouf… Bientôt ils seront une vingtaine, entre membres du bureau exécutif et d'autres éléments du cercle élargi du CCJ, à s'agglutiner autour de Selma Khelif, leur mentor. Ils ont les yeux qui pétillent et une passion contagieuse de l'agir-ensemble. Certains sont encore au lycée, à l'instar de Raouf, à peine 16 ans, ou Loubna, 18 ans. Selma invite les membres du CCJ présents à dire un mot sur leur état du moment et à révéler à leurs collègues «hadja ma naârfouhache alikoum» (quelque chose que l'on ignore de vous). Zaki, étudiant en économie, lâche : «Je me sens fatigué, j'ai envie de dormir.» Fatima, 20 ans, étudiante en gestion, enchaîne : «Quelque chose que vous ne savez pas sur moi? Quand je suis énervée, j'aime manger du chocolat.» Loubna glisse sur une note lyrique : «J'aime le dessin, j'aime l'art, j'aime la musique, j'aime la vie, n'hab n'îche, nastamtaâ (je veux m'amuser).» Eclats de rire dans la salle. Vous l'aurez compris : au CCJ, on parle, certes, de «machakil echabab», mais on rigole beaucoup aussi. Une brèche dans le Code communal Le CCJ des Eucalyptus a été créé officiellement le 22 mars 2013. A l'origine du projet, une ONG italienne : le Comité international pour le développement des peuples (CISP). C'est Selma Khelif, psychothérapeute de formation et responsable de projets au sein du CISP, qui a piloté l'opération. «Le CCJ s'inscrit dans le cadre d'un projet global d'une durée de deux ans, financé par l'Union européenne, et qui est axé sur le renforcement du dialogue démocratique et la participation citoyenne des jeunes dans le développement local», explique-t-elle. Dans un petit livret conçu par ses soins, et visant à capitaliser cette expérience, Selma revient sur le choix de cette localité : «La commune des Eucalyptus compte parmi celles qui ont été profondément touchées par les actes terroriste par les violences. Elle en garde les séquelles. Il y a aussi le constat fait sur le terrain, relayé par les médias, décrivant le fossé qui se creuse entre les autorités locales et la jeunesse, trouvant difficilement un relais, des outils, afin d'y remédier, d'ouvrir le dialogue.» (Manuel de Constitution des Conseils consultatifs de la jeunesse, CISP, 2013). Le CCJ est parti de l'idée d'exploiter les dispositions du Code communal permettant aux citoyens de participer à la vie de leur circonscription. C'est notamment le cas de l'article 13 qui dit que le maire peut «à titre consultatif» faire appel à toute personnalité locale, expert ou association «susceptibles d'apporter une contribution utile». L'article 14 stipule que «toute personne peut consulter les extraits des délibérations» et l'article 26 dispose : «Les séances de l'assemblée populaire communale sont publiques. Elles sont ouvertes aux citoyens de la commune et à tout citoyen concerné par l'objet de la délibération.» Condition sine qua non pour la réussite du projet : la coopération des pouvoirs publics et des élus locaux, le maire en premier, et c'est ce qui s'est passé aux Eucalyptus où le président de l'APC, Abdelghani Ouicher, a d'emblée accueilli l'idée et ses promoteurs. «Notre maire lui-même est jeune. C'est une chance pour nous. Quand on lui a exposé l'idée du CCJ, il a tout de suite adhéré au projet», affirme Toufik Kourtaa. Apprentissage de la «citoyenneté active» Les jeunes du CCJ assistent même aux délibérations de l'APC. «Nous n'avons pas le droit d'intervenir dans les débats. Mais le fait d'assister et de voir comment ça fonctionne est très enrichissant pour nous», souligne Toufik. C'est en mars 2012 que le projet a été lancé. «Nous avons commencé par une campagne de sensibilisation autour de l'idée que le citoyen a son mot à dire et peut participer dans la vie de sa commune», a déclaré Selma, avant d'ajouter : «Le CCJ est un moyen pour permettre aux jeunes de passer de l'attitude ‘‘je ne suis pas content, donc, je casse'' à l'attitude ‘‘je ne suis pas satisfait mais je propose une alternative''. C'est donc davantage un ‘‘outil d'apprentissage du dialogue démocratique et de la citoyenneté active''.» C'est au centre de formation professionnelle des Eucalyptus, un partenaire-clé du projet, que l'aventure a véritablement démarré. Le centre accueillait les premières campagnes d'information du CISP. Toufik, qui y suivait alors une formation en comptabilité, en garde un bon souvenir. «Nos amis du CISP venaient faire des campagnes de sensibilisation sur la citoyenneté, les élections, les droits et les libertés. J'assistais à ces rencontres et j'ai été séduit par l'idée que le citoyen doit connaître ses droits et ses devoirs, et que les jeunes doivent être écoutés et respectés.» L'un des aspects les plus importants de l'accompagnement du CISP, outre le soutien logistique, est le monitoring autour de la conception et de la réalisation de projets. «Nous avons fait une formation sur l'écriture de projets et une autre sur la gestion et la conduite des activités ainsi que la gestion positive des conflits», témoigne Toufik. Lui et ses collègues ont ainsi acquis un précieux savoir-faire qui leur permet d'affiner et de formuler techniquement leurs propositions : objectifs escomptés, durée et lieu de déroulement de l'activité, partenaires, public ciblé, sans oublier le volet budgétaire. Un sondage sur les jeunes En moins d'une année d'existence, le CCJ a déjà initié plusieurs actions. Parmi celles-ci, une enquête de terrain pour recueillir les doléances des jeunes des Eucalyptus. Mehdi Matib, 22 ans, étudiant en management à l'Ecole supérieure de commerce, et membre du bureau exécutif du CCJ, a piloté ce sondage. Mehdi explique que le sondage en question a touché «150 jeunes âgés entre 15 et 25 ans, issus des différents quartiers de la commune». Les résultats de cette enquête ont été annoncés en présence du maire et autres élus municipaux. Cela a permis de faire remonter les desiderata des jeunes de la commune en matière d'emploi, de formation, de loisirs et de cadre de vie. «Nous avons constaté que beaucoup de jeunes ont la volonté de s'impliquer dans les affaires de la commune mais la couverture associative existante ne suffit pas. Nous avons une population de 70 000 à 80 000 jeunes aux Eucalyptus. Il y a une seule maison de jeunes et, en plus, elle est isolée. Il y a un projet de centre culturel mais il est toujours à l'arrêt», indique Mehdi. Caravane pour l'environnement Toufik évoque un autre projet en cours, à portée éco-citoyenne : le CCJ veut sensibiliser la population sur la question de l'environnement. «L'APC fait ce qu'elle peut, mais le citoyen ne s'implique pas. Il attend tout des autorités. Il veut que ce soit ‘‘el baladiya'' qui nettoie son quartier. Nous voulons sensibiliser les jeunes sur cette question. Nous allons les encadrer, mais nous souhaitons que ce soient eux qui fassent cette opération. Si le jeune nettoie lui-même sa cité, il ne laissera personne la salir», plaide Toufik. Au cours de la réunion à laquelle nous avons assisté, une activité a été proposée par un des groupes du CCJ. Fatima est invitée à la présenter. Il s'agit d'organiser un atelier de recyclage des déchets domestiques dans une école primaire. Fatima énumère les besoins humains et logistiques inhérents à l'activité qu'elle propose. Quelques jours après cette réunion, on pouvait voir sur facebook les images de l'action initiée par Fatima. A la clé, une caravane de l'environnement devait sillonner les quartiers des Eucalyptus. En observant cette effervescence créatrice, Selma est aux anges : «Même si les élus adhèrent à la démarche, rien ne remplace cette énergie. D'habitude, je lance le projet et je me retire. Mais là, je n'ai pas pu. Ces jeunes sont vraiment magnifiques !»