Dans son Cinéma de minuit,France 3 consacre un impressionnant cycle au cinéaste américain Frank Borzage entré dans la postérité avec des chefs- d'œuvre tels que L'adieu aux armes, La femme au corbeau ou Le fils du pendu. Né en 1894 à Salt Lake City (Utah), Borzage a su s'imposer comme un maître du drame psychologique dans lequel, à travers tous ses films, il a excellé dans la peinture des sentiments humains. Issu d'une famille pauvre, Borzage était venu aux métiers du cinéma par la petite porte, y trouvant sa vocation après avoir exercé mille et un métiers pour survivre dès l'âge de 12 ans. Accessoiriste, puis figurant obscur, Frank Borzage décroche quelques rôles en qualité d'acteur de complément qui lui permettront d'attirer sur lui l'attention du grand réalisateur Thomas Ince. Beaucoup de jeunes Américains tentaient, comme Borzage, de réussir dans le cinéma dont c'était l'apogée dans l'Amérique des premières années du XXe siècle. Ils ont en commun d'avoir fait leurs classes à l'école de la vie sans que pour autant ils y trouvent le sésame qui force la porte du succès. Frank Borzage considérait que sa vie était inconcevable en dehors des studios et des plateaux de tournage. Son exceptionnelle maturité l'avait conduit à comprendre que pour s'affirmer dans cet univers chatoyant, mais implacable, il lui fallait être au-dessus du lot, s'extirper de cette cohorte d'anonymes qui courent le cachet. Il se lance dans la réalisation, confiant dans la certitude que ses scénarios comportaient des idées qui valaient d'être connues et partagées par le public des salles obscures. Frank Borzage avait grandi à la dure, dès l'enfance, et cela avait enrichi son caractère et décuplé son intérêt pour ses semblables, leurs problèmes quotidiens et l'énergie qu'ils mettaient à tirer le meilleur parti de la vie. Son film L'heure suprême (Seventh Heaven) réalisé en 1927 est salué comme une œuvre majeure dont le message d'amour transcende la dureté des épreuves auxquelles sont confrontés les personnages du film. Le cinéaste y expose ce tempérament de subtil connaisseur de la nature humaine dont il décèle les failles mais aussi l'incomparable générosité. Dans un contexte sombre, celui de la récession économique, il frappe un grand coup avec La femme au corbeau (The river) dont le lyrisme poignant, les audaces esthétiques, lui assurent un statut éminent dans l'industrie cinématographique américaine. Sa version de L'adieu aux armes d'après le roman d'Ernest Hemingway — supérieure à celle de Charles Vidor le réalisateur de Gilda — le confirmera comme le grand spécialiste du psychodrame. Et c'est dans une large mesure à partir de ce film qu'il marque de son empreinte l'histoire du cinéma, certains critiques n'hésitant pas à parler de la Borzage's touch à la manière dont on avait pu parler de la Lubitsch touch. On doit à Frank Borzage des films plus légers, mais dans la mémoire des cinéphiles le cinéaste atteint des sommets avec Le fils du pendu (Moonrise) qui est une réflexion sur la fatalité et l'hérédité. Ce cinéaste est tombé dans l'oubli un peu injustement, victime d'une tendance à enfermer les maîtres comme lui dans le repoussoir du passéisme. Cet ostracisme consisterait à juger inintéressant pour les nouvelles générations tout ce qui ne relève pas du jeunisme et de l'actualité. Mozart ferait à ce titre de la vieille musique et Homère à inscrire dans l'archéologie de l'écriture. Le cinéma d'aujourd'hui n'est possible que parce que des réalisateurs comme Frank Borzage ont existé et construit une œuvre capable de susciter la curiosité, l'émotion et le plaisir esthétique. Revoir ses films, c'est découvrir l'ampleur d'une quête philosophique humaniste chez cet homme qui a su utiliser l'Art pour s'élever et bâtir un discours de générosité. Ce qui est dans tous les cas de figure, et toutes périodes confondues, plus difficile à restituer, sur l'écran que des scènes de bataille ou des effets spéciaux qui ne doivent qu'à l'intervention de la technologie. Simon le pêcheur (The Fisherman), opus un peu dans l'esprit du Vieil homme et la mer, est le dernier opus de ce descendant d'émigrés italiens, tout comme son grand contemporain Frank Capra. Frank Borzage est décédé en 1962 à Los Angeles, Californie.