«Nous descendons enfin sans hésitation sur la berge du Rhumel, dont le lit, qui va toujours se rétrécissant, a laissé à découvert de gros cailloux roulés sur un espace assez large. Ces bords tranquilles sont embellis à perte de vue par des lauriers roses qui croissent en bosquets épais et fleurissent abondamment à cette époque de l'année». Louis Régis – Constantine, voyages et séjours-1880 Les saisons dans les gorges du Rhumel ont un charme qui n'a de semblable dans aucune autre partie de la ville. Les matinées fraîches du printemps, les journées chaudes de l'été, les après-midi doux de l'automne et les rigueurs des nuits de l'hiver sont des images qui se succèdent dans une sorte de magie. «Quand il neige, le rocher semble poser pour une carte postale», disait Malek Haddad. Arrivés sur le pont d'El Kantara, on se rappelle cette note de Louis Régis : «C'est au pont d'El Kantara qu'il faut s'arrêter pour contempler un spectacle saisissant dont on ne peut se lasser. En cet endroit, le bloc de rocher de Constantine n'est séparé de la montagne voisine que par une échancrure étroite et profonde.» En contemplant le rocher jusqu'au fond du ravin, on a l'impression qu'à chaque détour on découvre de nouveaux détails, de nouvelles images et de nouvelles odeurs. Comme si la nature ne voulait jamais se dévoiler complètement. Sur le pont d'El Kantara, les embouteillages sont le premier fait qui frappe sur ce passage névralgique, premier accès vers la ville à partir de la route de la corniche. En oubliant ce brouhaha, on préfère se pencher sur la rambarde du côté nord. En bas, un magnifique jardin semble jaillir sous un ciel bleu dégagé. Délaissé depuis des années, le magnifique Jardin de Sousse, avec ses verdures, ses arbres féconds, ses palmiers aux allures fières et ses allées envahies par les mauvaises herbes, ressemble à une fresque défraîchie sortie d'un paradis perdu. On peut y accéder par des escaliers, après avoir franchi un portail sur la route de la corniche, située à droite du pont, juste avant le premier tunnel. On sera étonné de découvrir que cette merveille de la nature a poussé au-dessus d'une énorme voûte de près de 300 m de longueur, sous laquelle passaient deux passerelles du Chemin des touristes, où on pouvait admirer les stalactites et les stalagmites, mais où se trouvait aussi la grotte habitée par l'ermite Sidi Ali Benmakhlouf, selon la légende populaire. Un énorme cratère visible d'en haut laisse pénétrer la lumière. Le site est plus connu chez les anciens Constantinois sous le nom de «Dlaimate», en raison de l'obscurité qui y règne, mais aussi le froid et l'humidité. A la belle époque des férus de zdjoul, il était la destination préférée des «hchaïchia». Des mélomanes qui aimaient les belles évasions musicales dans le cadre insolite du rocher. En sortant du pont d'El Kantara, on laisse à gauche la rue Larbi Ben M'hidi, pour prendre à droite la rue Tatache Belkacem. L'ex-rue Adolphe Thiers, dont la majorité des Constantinois continuent de déformer le nom en l'appelant «Routière», passe par le quartier du Charaâ, que Salah Bey avait créé pour «cantonner» les juifs de Constantine. En dépassant la station du téléphérique à gauche, on arrive à la rue de la Belgique, où se trouve le lycée Rédha Houhou (ex-lycée d'Aumale), ouvert en partie en 1858, et achevé totalement en 1883. Une histoire fabuleuse Le pont d'El Kantara, «l'aîné» de tous les ponts de la ville du Vieux Rocher, est un ouvrage dont l'histoire est des plus fabuleuses. Durant de longs siècles, il était le seul accès vers la ville. La construction du premier pont dans ce site remonte au 2e siècle de notre ère, sous le règne de l'empereur Antonin Le Pieux. Les vestiges de la partie inférieure de cette passerelle en pierre existent encore et sont visibles sous l'actuel pont d'El Kantara. Le pont romain, qui s'est dégradé au fil des siècles, sera reconstruit à différentes époques. Louis Régis décrira cet ouvrage en notant : «Le pont arabe, construit sur les assises de l'ancien pont romain, traversait le ravin un peu au-dessus du torrent, et il fallait, pour le passer, descendre assez bas pour remonter ensuite de l'autre côté une pente des plus raides.» Comme la ville, le pont d'El Kantara résistera aux multiples assauts. Il subira des dégâts lors du siège de 1185, mené par l'armée dirigée par un «pirate» issu de la dynastie des Almoravides, gouverneur des Baléares, venu défier les Almohades au Maghreb central. Il s'appellait Ali Ibn Ghania, descendant de Ghania, une parente du souverain almoravide Youcef Ibn Tachfine. Sommairement réparé, le pont romain sera la cible en 1302 du siège mené par le sultan de Bougie, Abou El Baka, venu reprendre son autorité sur Constantine, province du royaume des Hafsides et objet de convoitises de toutes parts. Pour faire face aux ennemis, le gouverneur de Constantine, Ibn El Amir, ordonna la destruction du pont d'Antonin. C'est ainsi que la ville restera sans aucune passerelle reliant les deux rives du Rocher durant 488 ans. Elle devra attendre la décision de Salah Bey (1771-1792) de reconstruire le pont en 1790. L'opération, confiée à l'architecte mahonnais Don Bartoloméo, se fera avec des pierres de taille ramenées des ruines romaines du théâtre de la nécropole des Quatre Colonies, se trouvant sur la rive droite du Rocher. Le lieu sur lequel sera construite la gare ferroviaire était connu par Kassr El Ghoula (le château de l'ogresse). Les Arabes croyaient qu'il était habité par des esprits maléfiques. Malheureusement, Salah Bey, qui sera pendu le 1er septembre 1792 à la prison de la Casbah après sa destitution par le dey d'Alger, n'assistera pas à l'ouverture du pont d'El Kantara qu'il a ressuscité. Ce dernier sera achevé par son successeur Hossein Bey. Une tragédie sur le rocher L'histoire du pont sera marquée par le premier siège de la ville, mené le 21 novembre 1836 par les troupes de l'armée française, commandées par le général Clauzel. Dès leur arrivée, les soldats français restèrent stupéfaits face à cette ville perchée sur le Rocher. L'armée française échouera à prendre la ville par la porte d'El Kantara. Des centaines de soldats français furent précipités dans l'abîme. Une année plus tard, les Français reviendront avec une armée plus nombreuse et mieux équipée, dirigée par le marquis Comte Damrémont, assisté du général Perrégaux. Après la mort de ces derniers sur la place où furent installées des batteries de canons, devenue la place de la Pyramide, le général Valée prendra les commandes de l'armée. La ville sera prise dans la matinée de vendredi 13 octobre 1837. Craignant pour leur vie, de nombreuses familles constantinoises avaient choisi de fuir avec femmes et enfants à travers les falaises raides du Rocher, au fond de la Casbah et du côté du Charaâ. Beaucoup vont périr écrasés sur les rochers. Une tragédie racontée de génération en génération. On la retrouve par la voix de Seddik, le héros du livre de Malek Bennabi, Mémoires d'un témoin du siècle. «Ma grand-mère maternelle, Hadja Zoulikha, me dira notamment, quand je serai plus grand, comment sa mère - Hadja Baya - et sa famille quittèrent Constantine, le jour de l'entrée des Français. Les familles constantinoises, une fois leur ville prise, n'eurent d'autre souci que de sauver leur honneur, surtout les familles où il y avait des jeunes filles. Elles durent les évacuer du côté du Rhumel, où se trouvent aujourd'hui, en bas, les moulins Kaouki, et en haut, le pont suspendu. Pendant que les Français entraient par la Brèche, les jeunes Constantinoises et leurs familles quittaient leur ville en utilisant des cordes qui cédaient parfois, précipitant les vierges dans l'abîme». Chute d'un pont, naissance d'un autre A peine 20 ans après la prise de la ville, et 65 ans après la construction du pont d'El Kantara, ce dernier connaîtra un nouvel épisode triste dans son histoire. Le 18 mars 1857 à 7h du matin, une bonne partie de l'ouvrage, ne supportant pas le poids des engins, s'effondra. Selon le récit rapporté par Alphonse Marion dans son livre sur les gorges du Rhumel, et face au danger qui se présentait pour la population et les constructions de la nouvelle rue Nationale, plus connue par Trik Djedida, l'administration française décidera de démolir le pont à coups de canon. La date du 29 mars 1857 marquera l'acte de décès de l'ancien pont de Salah Bey, l'un des derniers vestiges de l'époque turque à Constantine. Un événement qui avait attiré une foule nombreuse, surtout parmi les Constantinois. Ce n'est qu'au 40e coup de canon que le pont cédera définitivement. Les travaux de construction seront entamés en 1864. Le chantier sera visité par Napoléon III lors de son passage à Constantine le 29 mai 1864. Le nouveau pont long de 128 mètres, doté d'une arche unique en fer d'une portée de 56 m, à une hauteur de 125 m au-dessus du ravin, sera inauguré en 1867. Cette année, très dure pour les Constantinois, sera plus connue sous le nom «l'année des sauterelles» (Aam El Djerad), selon certaines sources, et «l'année de la sécheresse» «Aam El Kaht» et «l'année de la famine» (Aam Echarr), selon d'autres. On trouvera une description du nouveau pont d'El Kantara dans le livre de Louis Régis qui a visité la ville en 1879. Elle notera : «Pour pénétrer dans Constantine, il faut traverser un large pont de fer jeté avec hardiesse à trois cents pieds au-dessus du Rhumel. La porte à laquelle il aboutit s'appelle «Porte d'El Kantara», ce qui en arabe veut dire porte du pont». Après la démolition de la Porte d'El Kantara, la dernière de la ville, les malheurs du nouveau pont ne s'arrêteront pas là. Deux ans après son ouverture, soit en 1869, il connaîtra un effondrement d'une partie du tablier, après le passage d'un rouleau compresseur lors des travaux de la gare ferroviaire, se trouvant à quelques encablures des lieux. L'engin s'est retrouvé en bas causant la mort d'un homme qui pêchait le goujon dans la vallée du Rhumel. Malgré d'autres renforcements, l'ouvrage connaîtra un autre effondrement de sa rambarde en 1952, ce qui nécessitera un élargissement de son tablier. Depuis, le pont mythique d'El Kantara a gardé toujours une bonne place dans l'histoire de Constantine.