L'histoire de Jane Taylor est tellement extraordinaire qu'il est nécessaire d'en citer les sources et les témoins. Les sources : le fils de Jane Taylor et toute sa famille. Les témoins : le docteur Beck, vétérinaire du prince de Monaco et d'innombrables lecteurs de la presse britannique qui accorda à cette histoire, dans les années 50, une large place. Jane Taylor, comme son nom l'indique, est Anglais et plus exactement Gallois. Les Gallois sont réputés pour être têtus. Mais ce Gallois-là, petit, mince quoique robuste, vif quoique naïf, aux yeux bleus transparents dispose d'une volonté hors du commun. L'histoire commence peu après la guerre, à Liverpool. Jane Taylor qui a trente-quatre ans mène seul, depuis trois années, une existence lamentable. Un éclat de grenade l'a rendu aveugle. C'est alors, en 1947, que des amis lui font cadeau d'un chien : une petite chienne labrador au pelage noir et soyeux. Elle s'appelle Pacifique. C'est un drôle de nom, mais Jane Taylor s'y habitue vite. Pacifique, merveilleuse d'intelligence, apprend bientôt toute seule à remplacer ses yeux. Si les yeux bleus transparents de l'aveugle sont vides et sans expression, la chienne Pacifique est leur regard. Elle apprend presque toute seule à s'asseoir, à se lever, à traverser les rues au commandement, à respecter les signaux de circulation, à se coucher aux feux rouges, à se lever aux feux orange, à traverser aux feux verts. Bientôt elle conduit Jane Taylor partout. Pour bien comprendre cette histoire, il faut fermer les yeux. Fermer les yeux et imaginer que l'on se lève si on est assis, ou que l'on descend de voiture, puis les yeux fermés, que l'on traverse la pièce ou que l'on marche sur le trottoir. C'est une idée que l'on refuse. A moins de s'accrocher à quelqu'un, un être vivant qui ne vous quitte pas que l'on sent là, tout près, toujours contre soi, dont on sent chaque mouvement, chaque hésitation, chaque décision, grâce à une poignée de cuir directement solidaire de son collier. On ne fait plus qu'un... On n'est plus tout à fait aveugle. On a moins peur de cette effroyable obscurité. Quatre années passent pour Jane Taylor et sa chienne Pacifique et tout d'un coup l'aveugle se fait hospitaliser. Un chirurgien se propose de lui extraire du crâne le fragment de grenade qui est sans doute la cause de sa cécité. Quand on retire le pansement de Jane Taylor la lumière pénètre sous son crâne puis, progressivement, mais assez rapidement, il voit, et de mieux en mieux. Et la première chose qu'il voit, c'est sa chienne. Jane Taylor a beau ne pas être sentimental, cette grande première le lie à Pacifique par une émotion bien compréhensible. Tout de suite, il a envie d'user de cette faculté qui lui est rendue : voir, voir les couleurs, il se met à la peinture. Le premier sujet qu'il a envie de peindre c'est sa chienne; il n'a pas appris à dessiner mais il fait tout de suite sur le mur de sa chambre un immense portrait de l'animal. Et c'est ainsi que l'ancien combattant, jadis aveugle, devient peintre animalier. Il illustre des cartes de vœux, des calendriers, le Prince Charles qu'on appelle à l'époque «Plum Pudding» et la princesse Anne, ont dans leur chambre les portraits de la chienne Pacifique. Mais l'histoire de Jane Taylor et de la chienne Pacifique est plus extraordinaire que cela. C'est le printemps, les bourgeons apparaissent sur le petit arbre noir de suie au fond d'une cour derrière l'appartement du dénommé Joe Gordon : deux pièces dans une rue étroite de Liverpool. Jane Taylor vient de faire la connaissance de Joe Gordon. Celui-ci âgé de cinquante-trois ans, ancien conducteur de camions, est aveugle. Pour ce costaud que l'immobilité a engraissé, le printemps consiste à rester assis des heures entières devant la fenêtre ouverte, à respirer la senteur sucrée des bourgeons qu'il ne peut voir. (A suivre...)