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Quitte ou double de la Russie à Alep
Internationalisation des guerres du Proche-Orient
Publié dans La Tribune le 20 - 12 - 2016

Ravageuses, les guerres en Irak et en Syrie impliquent chaque jour davantage les puissances étrangères. La bataille qui s'engage à Mossoul inquiète les Etats-Unis, contraints de composer avec les rivalités régionales, notamment entre la Turquie, l'Iran et l'Arabie saoudite. D'autre part, une reprise sanglante d'Alep pourrait compromettre la dynamique diplomatique qui avait suivi l'engagement militaire direct de la Russie aux côtés du régime syrien
Le premier objectif de l'engagement militaire russe en Syrie, qui a débuté en septembre 2015, a été facilement et rapidement atteint : empêcher une défaite militaire du régime, qui perdait alors du terrain depuis plusieurs mois (1). L'implication des forces aériennes russes rendait également impossible une interdiction par les Etats-Unis de survol du territoire syrien. En 2013 déjà, la diplomatie russe avait compliqué une éventuelle intervention occidentale contre le régime du président Bachar Al-Assad en obtenant de sa part un renoncement contrôlé aux armes chimiques (2).
Les objectifs mis en avant par M. Vladimir Poutine dans son discours à l'Organisation des Nations unies (ONU) du 28 septembre 2015 étaient autrement plus ambitieux. Formulés comme un défi aux Etats-Unis et à leurs alliés occidentaux, ils visaient à les mettre sur la défensive. Mais le moment choisi fut décisif : on était alors au plus fort de l'afflux de réfugiés syriens en Europe et des attentats organisés depuis la Syrie par l'Organisation de l'Etat islamique (OEI).
M. Poutine faisait valoir que seules les forces du régime Al-Assad et les Kurdes «affrontaient courageusement le terrorisme» et que, comme elle avait lieu à la demande du gouvernement syrien, l'action russe se situait dans le cadre du droit international, à la différence des bombardements occidentaux. Par ailleurs, il rappelait que la zone d'exclusion aérienne mise en place en Libye puis le soutien aux rebelles avaient conduit non seulement à l'élimination du régime de Mouammar Kadhafi, mais aussi à la destruction de tout l'appareil d'Etat, créant un terreau favorable à l'implantation de l'OEI.
Vu l'importance stratégique de la Syrie, les mêmes effets seraient décuplés par une défaite militaire du régime en place, arguait-il. Il faisait référence à la grande coalition qui avait réuni l'URSS, les Etats-Unis et le Royaume-Uni à partir de juin 1941 pour faire face à la puissance hitlérienne. Il plaidait ainsi en faveur d'une alliance similaire pour combattre le danger de l'OEI, qui cherchait «à dominer le monde islamique», en soulignant : «Des membres de ce que l'on appelle “l'opposition syrienne modérée”, soutenue par l'Occident, viennent également grossir les rangs des radicaux.»
En dépit de la responsabilité du régime dans le lourd bilan humain du conflit, tout cela revenait à dire à ses interlocuteurs occidentaux : entre deux maux, il faut savoir choisir le moindre. M. Poutine leur proposait de promouvoir avec lui l'idée d'un cessez-le-feu entre toutes les forces combattantes en Syrie, à l'exception de l'OEI, et, parallèlement, de chercher collectivement une solution politique.
Les dirigeants occidentaux se sont longtemps accordés à penser que le départ de M. Al-Assad constituait un préalable à toute résolution du conflit. Mme Angela Merkel fut la première à briser ce consensus. Le 23 septembre 2015, la chancelière allemande affirmait : «Il faut parler avec de nombreux acteurs, et cela implique Al-Assad (3).» Elle a rapidement été suivie par le Britannique David Cameron, et finalement par M. Barack Obama lui-même. Mais il a fallu attendre les attentats du 13 novembre 2015 à Paris pour que le ministre des Affaires étrangères français, M. Laurent Fabius, abandonne à son tour cette condition : «Une Syrie unie implique une transition politique. Cela ne veut pas dire que Bachar Al-Assad doit partir avant même la transition, mais il faut des assurances pour le futur (4).»
Dès le début, on soulignait toutefois, à Washington et ailleurs, que les forces aériennes russes ne frappaient pas beaucoup les bases de l'OEI, mais plutôt celles d'autres formations rebelles, et sans grandes précautions pour épargner les civils. Le premier objectif de Moscou était de renforcer les positions du régime, menacées par d'autres que l'OEI. On pouvait cependant croire qu'il s'agissait surtout de le mettre en meilleure posture politique en vue des négociations à venir.
Pour donner des gages à ses partenaires occidentaux et à leurs alliés, la Russie souscrivit le 18 décembre une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU proposée par les Etats-Unis qui exigeait une solution politique et «la formation d'un gouvernement de transition doté des pleins pouvoirs». C'est sur ces bases que put s'établir la difficile, sinon impossible, coopération internationale, et cette résolution fut évidemment mal reçue par le gouvernement de M. Al-Assad. En insistant sur la nécessité d'une concertation internationale, la Russie reconnaissait que l'aide militaire qu'elle était disposée à lui accorder ne suffisait pas à lui permettre de reprendre le contrôle de toute la Syrie, ni même des zones aux mains des rebelles soutenus par les Occidentaux.
La grande coalition préconisée par Moscou est restée un vœu pieux. Il faut plutôt parler de deux coalitions, qui se sont rencontrées dans le cadre des «pourparlers de Vienne», coprésidés par le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov et par le secrétaire d'Etat américain John Kerry, à la mi-novembre 2015. Celle menée par la Russie compte l'Iran (avec l'appui, sur le terrain, des troupes du Hezbollah libanais) et l'Irak, qui appartient aussi à la seconde. Celle des Etats-Unis, beaucoup plus vaste, regroupe une cinquantaine d'Etats. Mais elle est plus hétéroclite et comprend des Etats très récalcitrants à l'égard du processus, notamment la Turquie et l'Arabie saoudite.
Pour cette dernière, en Syrie comme ailleurs, le danger principal demeure l'Iran, dont les forces Al-Qods combattent avec les soldats syriens. La Turquie, elle, s'inquiète de l'émergence d'un Kurdistan syrien indépendant de facto - d'où son intervention fin août 2016 pour empêcher la jonction des territoires kurdes au sud de sa frontière. C'est seulement sous la pression de Washington que, à Vienne, l'Arabie saoudite a accepté de s'asseoir à la même table que l'Iran.
La recherche d'une solution politique s'est cependant poursuivie, au niveau non seulement international, mais aussi régional. Sous les pressions conjointes de Moscou et de Washington, un «forum» des parties combattantes sur le terrain (à l'exception de l'OEI et du Front Al-Nosra, une composante d'Al-Qaida) a été ouvert à Genève par un représentant spécial du Conseil de sécurité de l'ONU. Celui-ci a rencontré les parties séparément plusieurs fois pour discuter avec elles non seulement d'un cessez-le-feu, mais aussi de leurs conditions pour un règlement par étapes du conflit. Sans grand succès.
La coopération entre Washington et Moscou a résisté à la destruction d'un bombardier russe par les forces turques, le 24 novembre 2015, ainsi qu'à la tentative - infructueuse - du président turc Recep Tayyip Erdogan d'appeler à la rescousse l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan). Puis, le 14 mars 2016, à la surprise générale, M. Poutine a annoncé un retrait graduel des forces d'intervention russes, qui s'est amorcé rapidement, et de façon notable. Le message s'adressait avant tout à M. Al-Assad. Grâce à l'appui militaire russe, le président syrien avait pu reconquérir un peu du territoire perdu, et il entendait pousser au maximum l'avantage acquis en tentant la reprise complète d'Alep, la deuxième ville du pays, à l'occasion d'une violation d'un cessez-le-feu péniblement conclu entre les représentants de la Russie et des Etats-Unis le 27 février.
Visiblement, Moscou contrôlait mal son allié syrien. M. Al-Assad sait fort bien que la Syrie est le seul point d'ancrage de la Russie au Proche-Orient, où elle cherche à retrouver une influence significative. Sans se désolidariser ouvertement de son allié, M. Poutine entendait donc montrer qu'il lui appartenait de fixer les conditions de l'engagement de la Russie. La prise d'Alep aurait donné au régime syrien le contrôle d'un territoire où réside 70% de la population du pays ; elle lui aurait permis de camper indéfiniment sur ses positions et de faire échouer les négociations avec l'opposition. Mais elle n'a pas eu lieu, et un nouveau cessez-le-feu précaire a été conclu. En choisissant de prendre ses distances, M. Poutine entendait ne pas compromettre l'objectif principal qu'il poursuivait en Syrie : démontrer que la Russie était pour les Etats-Unis et l'Europe un partenaire d'une puissance certes inférieure à la leur, mais désormais décisive ; et qu'on ne pouvait résoudre les grands problèmes internationaux que par des compromis où ses intérêts seraient pris en compte.
La collaboration entre la Russie et les Etats-Unis s'est poursuivie pendant encore plusieurs mois, à travers la recherche d'un cessez-le-feu régulièrement violé par les alliés de l'un ou de l'autre. Fin juin 2016, on a appris que M. Obama avait autorisé une proposition faite à la Russie : des opérations militaires conjointes non seulement contre l'OEI mais aussi contre le Front Al-Nosra, à condition que Moscou obtienne que les forces aériennes syriennes restent au sol et cessent le feu avec les autres formations de résistance armée soutenues par l'Arabie saoudite, les émirats du Golfe et la Turquie (5).
Cette proposition, relayée par M. Kerry, a suscité une forte opposition au sein de l'administration américaine, en particulier chez M. Ashton Carter. Le ministre de la Défense estimait qu'elle faisait la part trop belle à la Russie et à la Syrie, dans la mesure où le Front Al-Nosra est la force d'opposition armée de loin la plus importante, alors que la trentaine d'autres groupes pèseraient peu.
D'autre part, il s'opposait à un partage d'informations militaires avec la Russie. Il désignait publiquement Moscou comme l'adversaire principal des Etats-Unis - ce que MM. Obama et Kerry se gardaient de faire. Selon des fuites recueillies par le Washington Post (6), il affirmait, non sans raison, qu'en Syrie M. Poutine cherchait surtout à «briser l'isolement qui a suivi son intervention militaire en Ukraine». En réponse, le Pentagone conduisait un renforcement sans précédent de l'Otan depuis la fin de la guerre froide, avec le déploiement en Pologne et dans les Républiques baltes d'une nouvelle force de quatre mille hommes (7). Ces divisions internes et les ambiguïtés qui en découlaient n'ont pas facilité la tâche de Washington.
Tandis que les forces gouvernementales assiégeaient durablement l'est d'Alep à partir du 4 septembre, la Russie posait, elle aussi, ses conditions pour accepter la proposition de M. Obama. Elle exigeait que les forces de combat protégées par Washington qui côtoyaient celles du Front Al-Nosra (rebaptisé Fatah Al-Cham en juillet 2016) et collaboraient souvent avec elles s'en dégagent de façon vérifiable, pour pouvoir échapper aux frappes russes.
En somme, les partenaires russe et américain se posaient mutuellement des conditions que ni l'un ni l'autre n'était en mesure de garantir. On touche là à la fragilité des ententes partielles sur lesquelles se fondait le cessez-le-feu de septembre 2016, dont la rupture a conduit à la situation actuelle.
Plusieurs, sinon la majorité, des forces tierces ne veulent ou ne peuvent pas se dégager d'Al-Nosra, omniprésent dans les zones rebelles. Leur priorité est la défaite du régime Al-Assad. En outre, le Front pourrait se retourner immédiatement contre elles. Malgré tout, les Etats-Unis ont tenté de les pousser à s'en distancer. En août 2016, selon des correspondants du New York Times (8), des représentants de ces forces se plaignaient de ce que l'important flux d'armements fournis par les Etats-Unis via l'Arabie saoudite (dont une partie était revendue ou passait à Al-Nosra) avait considérablement diminué. M. Kerry a été blâmé pour avoir laissé échapper dans une conversation que deux de ces organisations étaient des «sous-groupes» d'Al-Nosra (9).
Les termes et les conditions du cessez-le-feu entré en vigueur le 13 septembre, négocié entre MM. Lavrov et Kerry, étaient si précaires et si ambigus qu'ils devaient être revus toutes les quarante-huit heures, et qu'ils n'ont même pas été rendus publics. Dans ces circonstances, il est étonnant qu'il ait pu durer ne serait-ce que quelques jours. Plus étonnant encore, il a été rompu par une attaque américaine contre les forces syriennes qui a fait plus de soixante morts, le 17 septembre. M. Al-Assad a évidemment refusé de croire qu'il s'agissait d'une erreur, comme on l'affirmait à Washington. Il en a profité pour lancer une offensive tous azimuts et tenter la reprise complète d'Alep. Quelques heures après la fin de la trêve, un convoi humanitaire de l'ONU était bombardé à l'ouest de la ville. Washington a tenu Moscou et son allié syrien pour «directement responsables» de cette attaque, au cours de laquelle une vingtaine de personnes ont péri.
En appuyant sans réserve apparente M. Al-Assad alors que l'intensification des bombardements aggrave le désastre humanitaire, la Russie a pris un risque d'isolement. Moscou a dû utiliser son droit de veto au Conseil de sécurité de l'ONU, le 8 octobre, pour bloquer la résolution française demandant l'arrêt des combats. Seul le Venezuela a voté avec la Russie, tandis que la Chine s'est abstenue. M. Poutine entend profiter de la fin du mandat de M. Obama pour mettre ses alliés en position de force avant la recherche d'une solution politique. Mais, s'il ne trouve pas un moyen de relancer les pourparlers, le crédit de la Russie et l'avenir de ses relations avec les Etats-Unis et l'Europe seront hypothéqués.
J. L.
* Professeur émérite de science politique, université du Québec à Montréal.
(1) Lire Alexeï Malachenko, «Le pari syrien de Moscou», Le Monde diplomatique, novembre 2015.
(2) Lire «La Russie est de retour sur la scène internationale», Le Monde diplomatique, novembre 2013.
(3) Agence France-Presse, 24 septembre 2015.
(4) Entretien dans Le Progrès, Lyon, 5 décembre 2015.
(5) Josh Rogin, «Barack Obama plans new military alliance with Russia in Syria», The Independent, Londres, 30 juin 2016.
(6) Gareth Porter, «A new fight over Syria war strategy», Consortiumnews.com, 8 juillet 2016.
(7) Lire Michael Klare, «A Washington, scénarios pour un conflit majeur», Le Monde diplomatique, septembre 2016.
(8) Mark Mazzetti, Anne Barnard et Eric Schmitt, «Military success in Syria gives Putin upper hand in US proxy wa », The New York Times, 6 août 2016.
(9) Josh Rogin, «Kerry touts the Russian line on Syrian rebel groups», The Washington Post, 12 juillet 2016.
In Le Monde diplomatique


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