L'Algérie a donné l'exemple, l'Egypte a suivi en attendant peut-être la Tunisie Al Jazeera fait face à un «automne arabe» auquel elle ne s'attendait pas : après la télévision algérienne, c'est la télévision égyptienne qui se révolte en diffusant le match à l'extérieur de sa sélection (contre le Ghana) en se passant de la permission d'Al Jazeera Sport, détenteur des droits de retransmission des dix confrontations des barrages de la zone Afrique. Il n'est pas à exclure que la télévision tunisienne «pirate», à son tour, le match Cameroun-Tunisie qui aura lieu dans cinq semaines, ce qui confirmerait le ras-le-bol général ressenti par des télévisions arabes face au diktat que veut imposer le bouquet qatari. Al Jazeera, un instrument de propagande qui n'a pas besoin d'argent Ces dernières années, la preuve a été faite qu'Al Jazeera Sport, à travers la chaîne-mère, Al Jazeera, ne cherche pas seulement à gagner de l'argent. Elle veut abuser de sa position dominante afin d'humilier, de faire de la politique géostratégique, voire pour humilier certains pays. Gagner de l'argent est, certes, l'objectif de toute entreprise économique. Or, le bouquet Al Jazeera n'est pas régi suivant des règles économiques classiques, avec comme fondement la loi de l'offre et de la demande. C'est un instrument de propagande au budget illimité qui peut se permettre des dépenses faramineuses juste pour satisfaire des caprices. Un match avec l'ouverture d'un bureau à Alger, c'est de la vente concomitante ! Il en est ainsi des barrages pour la Coupe du monde 2014. Le groupe qatari a voulu en faire le prétexte pour régler de vieux comptes avec l'Algérie et l'Egypte. Avec notre pays, il tient à rouvrir un bureau à Alger pour sa chaîne d'informations, ce qui s'apparente à du chantage. Ce n'est plus du commerce, mais de la vente concomitante : je vous donne le match, mais vous intégrez aussi un bureau à Alger dans la transaction. Cela ramène, aux moins jeunes, l'époque qu'on croyait révolue du socialisme, où on nous vendait des denrées essentielles telles la pomme de terre ou l'huile en nous obligeant à acheter avec des produits invendables comme du savon, des piles électriques ou même des... casseroles. Al Jazeera a voulu humilier l'Etat égyptien pour régler des comptes politiques Pour ce qui est de l'Egypte, l'enjeu est éminemment politique : dans un pays où Al Jazeera soutient l'opposition, notamment le président déchu, Mohamed Morsi, le bouquet qatari veut affirmer sa force en fixant un prix exorbitant pour le rachat des droits de retransmission du match Ghana-Egypte afin d'obliger les Egyptiens à regarder le match sur Al Jazeera Sport. Une manière pour elle d'infliger une humiliation à l'Etat égyptien. Il est clair donc qu'il n'y a pas que du foot dans les studios d'Al Jazeera Sport. Les droits du Mondial-2010 trahissent une complicité de la FIFA Le plus grave est que la Fédération internationale de football se fait complice indirectement du bouquet qatari. Le 29 janvier 2010, à la veille de la finale de la CAN-2010, Joseph Blatter, président de la FIFA, et son secrétaire général, Jérôme Valcke, avaient animé une conférence de presse à Luanda, en marge de l'assemblée générale ordinaire de la CAF. Valcke y avait annoncé que les droits de diffusion des matches du Mondial-2010 dans les pays d'Afrique subsaharienne avaient été vendus aux chaînes nationales publiques afin de permettre aux citoyens de ces pays de regarder gratuitement les matches de la première Coupe du monde organisée en Afrique. Interrogé par l'envoyé spécial du Buteur sur la restriction de cette disposition aux seuls pays de l'Afrique subsaharienne alors que les citoyens des pays de l'Afrique du Nord sont eux aussi des Africains qui veulent suivre le Mondial gratuitement, il avait éludé le fond de la question, se contentant de dire que «Al Jazeera a acheté le droit de les diffuser (les matches, ndlr) en mode crypté», précisant que «dans le protocole de vente, il est précisé qu'un certain nombre de matches doivent impérativement être diffusés en clair». La FIFA contredit ses statuts en octroyant des droits sur une base ethnique La mauvaise foi de la FIFA est d'autant plus flagrante que, dans ses statuts, elle refuse de reconnaître les compétitions organisées sur des bases ethniques ou religieuses (c'est à ce titre qu'elle ne reconnaît pas les Coupes arabes des nations et des clubs ainsi que le tournoi de football des Jeux islamiques), mais elle consent à vendre les droits exclusifs de la Coupe du monde à un bouquet de télévision pour une zone géographique ethnique, la zone arabe. N'est-ce pas là une contradiction flagrante ? De quel droit un bouquet de télévision, quel qu'il soit, détient les droits de retransmission de matches de pays situés sur deux continents différents ? L'Angleterre, l'Irlande, l'Australie, les Etats-Unis, le Ghana, l'Afrique du Sud et autres Nouvelle-Zélande sont des pays anglophones, mais aucun bouquet de télévision au monde ne possède des droits exclusifs pour diffuser dans tous ces pays en même temps. Les télévisions arabes n'ont jamais su exploiter le pouvoir de l'Asbu Cela dit, la FIFA n'est pas la seule à être incriminée. Les télévisions publiques des pays arabes ont également une large part de responsabilité. Depuis 1969, elles sont organisées au sein de la Arab states broadcasting union (Union de diffusion des Etats arabes), plus connue sous l'abréviation Asbu. Cette organisation, basée à Tunis et issue de la Ligue arabe, est destinée à constituer un lobby afin de défendre les droits de retransmission des événements à travers le monde, plus spécialement les grands événements sportifs. Or, l'Asbu est entrée en léthargie depuis quelques années, ankylosée par l'offensive cupide du défunt bouquet ART sur le marché des droits de télévision, puis du groupe Al Jazeera après sa fusion avec ART. Une action concertée des télévisions publiques arabes à travers l'Asbu pourrait annihiler le monopole d'Al Jazeera, mais, comme l'a si bien dit Ibn Khaldoun, «les Arabes se sont entendus pour ne pas s'entendre». On peut en dire de même de l'Union africaine de radiodiffusion, réduite au statut de simple organisation creuse. La FIFA, l'UEFA et Canal+ n'ont rien pu faireen Angleterre, en Belgique et en France Si les télévisions arabes et africaines ont réellement la volonté de défendre leurs intérêts, le droit sera de leur côté. Toutes puissantes qu'elles soient, la FIFA et l'UEFA (Union européenne de football) n'ont pas pu imposer la retransmission de l'intégralité des matches de la Coupe du monde par des télévisions cryptées en Angleterre et en Belgique, car déboutées par la Cour européenne de justice. Dans les pays où il y a une réelle justice, l'argent ne suffit pas à lui seul à imposer des diktats. Pour prendre l'exemple de la France, le grand bouquet Canal+, en dépit de sa très grande puissance financière, n'a jamais pu obtenir les droits exclusifs de la diffusion du tournoi de tennis de Roland-Garros et du Tour de France cycliste parce que ces deux événements sont classés patrimoine national et, donc, doivent être retransmis par le bouquet public France Télévisions pour que tous les Français, de quelque condition sociale qu'ils soient, puissent les visionner en clair et non pas en crypté. On voit bien que, lorsqu'on veut défendre des droits légitimes, il y a moyen de le faire et de vaincre les puissances de l'argent. Le colonialisme par satellite, un mauvais élève qui ne retient pas les leçons Tout cela pour dire que les solutions existent, à condition d'avoir une réelle volonté, parmi les Etats arabes et africains, d'agir de concert. L'Algérie n'a pas attendu le «printemps arabe» pour faire sa mue démocratique. Elle l'a déjà faite il y a 25 ans, le 5 octobre. Aujourd'hui, elle est le précurseur d'une nouvelle révolution médiatique pour briser un monopole déloyal d'un bouquet qui a l'outrecuidance de diffuser des menaces voilées rédigées sur un bout de papier. Le général vietnamien Giap, décédé la semaine dernière, avait prononcé une phrase historique il y a près de 60 ans : «Le colonialisme est un mauvais élève qui ne retient pas les leçons de l'Histoire.» A méditer par le nouveau colonialisme par satellite.