Nous sommes � avec peut-�tre quelques Levantins de la rive Sud � les seuls M�diterran�ens coinc�s, stress�s, angoiss�s, froiss�s, mal dans notre t�te et dans notre peau. Savoir-faire, savoir-vivre et savoir-�tre ont d�sert� notre espace collectif r�duit � une sorte de terre br�l�e. O� trouver le bonheur lorsqu�aucun de ces param�tres �conomiques, sociaux et culturels n�est r�uni ? Parce que, malheureusement pour nos d�magogues � une vulgaire coterie �rig�e en �classe politique� pour les besoins de la th��tralisation pseudod�mocratique �, le bonheur est d�sormais quantifiable et sa mesure est palpable. Il y a d�abord cette �vidence que, aussi bien dans les pays de l�Est que ceux de l�Ouest ou du Nord comme du Sud, industrialis�s ou agraires, les gens les plus riches sont aussi les plus heureux. Mais la richesse mat�rielle n�est pas que quantitative et, � partir d�un certain seuil, elle atteint ses limites : les premi�res recherches indiquent, en effet, qu�au-dessus d�un certain niveau de revenu (estim� � 15 000 euros environ par an et par personne), les ressources mat�rielles additionnelles n�apportent qu�un suppl�ment modeste de bonheur. Autre nuance de taille: si elle reste indiscutable s�agissant des individus, la relation du bonheur � l�aisance mat�rielle n�est pas aussi �vidente s�agissant des nations. Le meilleur exemple de l�absence de lien, du moins direct, entre le produit int�rieur brut et le bonheur des citoyens d�un Etat reste celui de la premi�re puissance mondiale, les Etats-Unis : le pays le plus riche de tous reste l�un des moins bien class�s sur l��chelle du bonheur. La recherche anglosaxonne qui domine la mati�re est principalement l��uvre des psychologues, avec, � leur t�te Daniel Kahneman, laur�at du prix Nobel d��conomie en 2002 pour ses recherches sur le r�le des facteurs psychologiques dans la d�cision �conomique. Bien qu�ils se d�finissent en r�gle g�n�rale comme des �progressistes �, proches du Parti d�mocrate, les chercheurs am�ricains se gardent bien de traduire les r�sultats de leurs recherches en programmes politiques. Leurs coll�gues britanniques sont nettement plus engag�s parce que leurs recherches ont �t� plus directement rattach�es � la politique du New Labour de Tony Blair : ils croient en une �science du bonheur� qui assurerait le compromis entre l�aspiration � une soci�t� plus juste � passant forc�ment par une intervention r�gulatrice et correctrice de l�Etat � et l�incapacit� politique de mettre en question l��conomie de march� dominante. Les travaux de trois d�entre eux ont �t� marquants dans cette noble qu�te de la mesure du bonheur. Le premier est l��conomiste Richard Layard, auteur de Le Prix du bonheur, publi� en 2005. Sir Richard Layard � anobli en 2000 � a un parcours classique : Eton, Cambridge et, enfin, la London School of Economics (LSE) o� il enseignait et dirigeait le Centre pour la performance �conomique. En dehors de ses charges acad�miques, il fut un des principaux conseillers �conomiques de Tony Blair. Se basant sur moult enqu�tes quantitatives, Layard recense les sources de satisfaction durables : le bonheur de la vie familiale, les loisirs, l�amiti� et le travail. L�indice du bonheur est, a contrario, n�gativement affect� par des �v�nements malheureux li�s � la sant� physique et mentale, le ch�mage, la solitude, l�ins�curit� et la violence. La recrudescence des tendances individualistes et �go�stes, le repli sur soi, la tol�rance � l��gard des comportements malhonn�tes (que dire alors lorsqu�ils sont carr�ment donn�s en exemple ?), l��rosion de la confiance dans les autres (les chercheurs ont �t� jusqu�� calculer le pourcentage de portefeuilles sciemment abandonn�s dans des lieux publics avec l�adresse de leur propri�taire et qui y ont �t� effectivement retourn�s � cette adresse) ou la d�mission sociale affectent le �quota de bonheur � d�une soci�t� donn�e, ajoute Layard. Le haut de l���chelle du bonheur� comprend ainsi les pays dans lesquels la majorit� des gens sont honn�tes et confiants. Que peut l�Etat pour favoriser le bonheur ? Layard apporte � cette interrogation des r�ponses classiques (la lutte contre la pauvret�, le ch�mage, l�ins�curit� et l�isolement social, la promotion d�un meilleur �quilibre entre le travail et la vie familiale, une taxation plus forte des revenus �lev�s) auxquelles il associe sa th�rapie propre (le contr�le de la publicit� � la t�l�vision, notamment celle destin�e aux enfants, la promotion de l��ducation civique � l��cole, la valorisation de l�entraide, la r�duction de la mobilit� g�ographique des employ�s, l�intensification de la lutte contre la maladie mentale, le d�veloppement des services psychologiques et psychiatriques de qualit� accessibles � tous). Le second chercheur � apporter une pierre pr�cieuse � l��difice th�orique de la mesure du bonheur est le sociologue Richard Sennett, auteur du livre La Culture du nouveau capitalisme, paru en 2006. Il s�int�resse aux d�veloppements qui rendent les gens malheureux dans la culture de ce qu�il appelle le �capitalisme tardif�, avec une attention particuli�re aux cons�quences d�vastatrices de l��conomie de march� sur les individus. Sennett ne tente pas de quantifier le bonheur ; il s�int�resse avant tout aux rapports sociaux de production dans leur sens premier. Le capitalisme financier et ses locomotives boursi�res affectent les liens entre les hommes et le travail. Les employ�s sont �flexibilis�s�, avec une grande ins�curit� de l�emploi, une fragmentation des exp�riences et des parcours, et l�av�nement d�une �thique du �chacun pour soi�. Sennett se propose d�att�nuer les effets du capitalisme tardif en valorisant l�exp�rience pass�e dans le parcours des gens, en revalorisant socialement le travail fourni pour servir autrui (par l�extension du service public et la r�mun�ration du travail de �care�, notamment dans le domaine de l�aide aux personnes) et, enfin, en r�habilitant l�esprit traditionnel de l�artisanat, qui accorde de la valeur au travail bien fait. Le tout doit concourir � restituer la fiert� des gens dans le travail qu�ils accomplissent et l�expertise qu�ils d�veloppent. Le secret du bonheur tiendrait alors dans le tissage de liens sociaux stables autour du travail Le troisi�me intellectuel digne d��tre retenu est Richard Wilkinson, m�decin et �pid�miologiste. Lui s�int�resse depuis un quart de si�cle aux effets de l��indice d�in�galit� sociale� sur la sant�. L�in�galit� est, de l�avis de Wilkinson, une pathologie sociale qui rend malade toute la soci�t� et l��loigne du bonheur. Ses travaux attestent que les soci�t�s qui affichent les plus grands �carts de revenu et de statut entre les �gagnants� et les �perdants � ont une proportion plus �lev�e de personnes souffrant de maladies chroniques, des taux plus �lev�s de mortalit� infantile, et une dur�e de vie plus courte que la moyenne. Les maladies qui rongent les soci�t�s fortement in�galitaires sont ainsi identifi�es : affaiblissement des liens sociaux, du degr� de confiance dans autrui, du niveau d�entraide et du sentiment de s�curit� (ce dernier �tant li� au taux de ch�mage et de criminalit�). Tout cela affecte directement (du fait du stress) ou indirectement (du fait de ce que les gens se n�gligent et ne prennent pas soin d�eux-m�mes) l��tat de sant� de la soci�t�. Vous aurez remarqu� depuis le d�but de cette chronique que chacun de nous est � � des degr�s divers, mais pas pour les m�mes raisons � beaucoup plus proche de l��tat du malheur que de celui du bonheur et ce, quel que soit son statut social. Percer le secret d�une telle incongruit�, c�est mettre � nu un syst�me qui n�a plus de prise sur une soci�t� qui n�en veut plus.