C´est un personnage vraiment curieux qui se confond avec le décor où l´a placé le Destin: Da M´hend n´est ni heureux ni malheureux. Sur son visage, une tranquille et indélébile indifférence s´affiche toujours. Seuls ses yeux sont attentifs au temps qu´il fait. Le passage ou l´absence de nuages dans le ciel sont les seuls signes à faire se plisser ses rides qui barrent un front étroit brûlé par le soleil. Ces rides sont les stigmates creusées par les nombreuses années passées au village. C´est simple, Da M´hend a toujours subi avec philosophie les épreuves de la vie et du temps. Emmitouflé dans un vieux burnous décoloré, ses petits yeux pétillants de vie contrastent avec le reste de sa physionomie. Da M´hend contemple avec une apparente indifférence le même paysage qui constitue son horizon depuis plus de soixante ans: au sud, la masse sombre et lugubre de la montagne qui semble écraser le village blotti à ses pieds et au nord la longue ligne bleue d´une autre chaîne montagneuse avec comme signe particulier, un cône rocheux qui brille en temps de neige. Pourtant Da M´hend ne s´est jamais plaint de l´ambiance étouffante qui a poussé tant de jeunes à quitter le village. Ses enfants aussi sont partis. Lui est resté, fidèle à cette terre si chiche qu´il s´entête à gratter encore et encore. C´est le maigre héritage laissé par des parents morts il y a si longtemps, emportés par une épidémie de typhus, et il a continué à s´accrocher jusqu´au jour où ses forces ont commencé à l´abandonner. Da M´hend ne sait pas écrire. Il lit à grand-peine les gros titres des journaux. Il sait tout juste signer d´une main hésitante les reçus d´une très maigre pension allouée par la puissance coloniale pour des années passées au front. Ses mains sont d´ailleurs marquées par le rude travail de la terre. La pioche et la faucille les ont recouvertes d´une gangue si épaisse qu´il peut jongler étonnement avec des braises ardentes, mais il n´a jamais pu adroitement planter un clou. D´ailleurs, il a toujours été insensible aux épines, aux ronces ou aux feuilles tranchantes qui blessent ou irritent les peaux sensibles. Da M´hend n´est pas du tout intéressé par les choses de la politique, les élections ou les discussions oiseuses dont sont friandes certaines gens de son âge qui sont devenues d´ailleurs des abonnés au café maure du coin. Ce café, il l´évite comme la peste et il est allergique aux bruits confus d´exclamations passionnées que rythment les claquements de dominos. Da M´hend est très réservé, mais quelquefois, il évoque avec une douce nostalgie, son bref passage dans cette école de la IIIe République, où, deux années durant, il a appris et retenu l´amour du travail et de l´argent gagné honnêtement. Il garde en mémoire cette chanson moralisante, adaptée par les pédagogues de l´époque d´une vieille chanson courtoise. Cette rengaine exaltait le travail et l´esprit d´équipe qui rend le labeur moins pesant. Il fallait le supplier pour qu´il se mette à chantonner avec beaucoup de pudeur et de retenue ce refrain: Oh gué, vive la rose, car Da M´hend est de cette génération peu expansive, peu encline au chant et encore moins à la danse. C´était une honte pour lui. La seule chose qui intéresse Da M´hend est le travail de la terre, le soin à donner aux animaux. Il a bien élevé quelques vaches mais sans succès. Le prix de leur alimentation dépassait largement les recettes du lait qu´elles donnaient avec parcimonie. Mais il ne s´est pas détourné pour autant du travail de la terre et il considère avec mépris ceux qui s´en sont détournés: «Les gens sont devenus stupides. Ils croient que la terre est naturellement généreuse et qu´il suffit d´attendre la bouche ouverte pour que les fruits mûrs tombent...» Da M´hend savait de quoi il parlait: son champ de figuiers, il le retournait et l´enfumait chaque année. Il taillait les arbres en hiver et à la fin du printemps, il continuait à accrocher ses chapelets de figues mâles aux branches des figuiers. Le résultat était probant. Il avait un verger prospère qui contrastait fortement avec ceux de ses voisins où des arbres rabougris dressaient leurs silhouettes torturées. «La terre, il ne faut jamais l´abandonner, sinon elle vous abandonne et c´est sans recours!», disait toujours Da M´hend dont la fable préférée demeurait Le laboureur et ses enfants. Et il ne se lassait jamais de la réciter à ses petits-enfants.