Djoudi: un constat clair et sans bavure «J'aurais désiré pouvoir développer les réflexions que me suggère la position où se trouvent les finances. Je me borne en ce moment, Sire, à vous rappeler ces trois paroles: point de banqueroute, ni avouée, ni masquée. Point d'emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre; il nécessite au bout de quelque temps ou la banqueroute, ou l'augmentation des impositions. Point d'impôts (...) Pour remplir ces trois points, il n'y a qu'un moyen. C'est de réduire la dépense au-dessous de la recette,(...).» Lettre de Turgot ministre des Finances au Roi Louis XVI Le cri du coeur et de la raison du ministre des Finances nous donne l'opportunité de citer Turgot dont on dit qu'il a inspiré Adam Smith qui, dans des conditions, a écrit au roi. Extraits: «Il est donc de nécessité absolue poursuit Turgot, que Votre Majesté exige des ordonnateurs de toutes les parties qu'ils se concertent avec le ministre de la Finance. II est indispensable qu'il puisse discuter avec eux en présence de Votre Majesté le degré de nécessité des dépenses proposées. (...) Votre Majesté sait qu'un des plus grands obstacles à l'économie, est la multitude des demandes dont elle est continuellement assaillie, et que la trop grande facilité de ses prédécesseurs à les accueillir, a malheureusement autorisées. Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté de votre bonté même; considérer d'où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelquefois obligé de l'arracher par les exécutions les plus rigoureuses, à la situation des personnes qui ont le plus de titres pour obtenir vos libéralités.» (1) «On peut espérer de parvenir, par l'amélioration de la culture, par la suppression des abus dans la perception, et par une répartition plus équitable des impositions, à soulager sensiblement le peuple, sans diminuer beaucoup les revenus publics; mais si l'économie n'a précédé, aucune réforme n'est possible, parce qu'il n'en est aucune qui n'entraîne le risque de quelque interruption dans la marche des recouvrements, et parce qu'on doit s'attendre aux embarras multipliés que feront naître les manoeuvres et les cris des hommes de toute espèce intéressés à soutenir les abus; car il n'en est point dont quelqu'un ne vive. (...) C'est donc surtout de l'économie que dépend la prospérité de votre règne, le calme dans l'intérieur, la considération au dehors, le bonheur de la nation et le vôtre. Turgot.» (1) Turgot expose ses projets dans sa lettre au roi du 24 août 1774: il propose de mettre en oeuvre de saines méthodes d'administration et de réaliser des économies, car les finances royales sont obérées par une énorme dette, Le ministre fait cesser divers abus et réduit ainsi les sommes dues par le Trésor. Quant à la question des impôts, sans doute la plus importante, elle doit être réglée à l'avantage mutuel du roi et du peuple; il ne s'agit donc pas, selon Turgot, d'augmenter les impôts, mais d'en améliorer la répartition pour aboutir au remplacement des vingtièmes par un impôt proportionnel aux revenus (...)Si les privilégiés s'opposent à lui, Turgot a le soutien des philosophes. Voltaire traite ses opposants de«fripons» et de «reptiles». Condorcet reproche aux adversaires des réformes leurs «vues d'avarice et d'ambition».(2) Etat des lieux de la situation en Algérie La lettre de Turgot au roi peut à bien des égards s'appliquer à la situation en Algérie. Tant les similitudes sont frappantes. Il y est question de l'insuffisance des rentrées d'impôts, des dépenses supérieures aux recettes et de la répartition inégale de la ressource. Dans son intervention à l'assemblée le ministre des Finances a tenu à rappeler quelques vérités -déjà anciennes- et qui ont une signification particulière. Monsieur Arab Chih du journal El Watan rapporte l'inquiétude exprimée par le grand argentier du pays, pourtant peu enclin à l'alarmisme, tranche avec les assurances de Sellal qui affirmait au cours de l'une de ses sorties que ́ ́l'argent, il en existe ́ ́. (...) Le ministre des Finances, Karim Djoudi, connu pour son sérieux et sa rigueur, s'est publiquement inquiété de la chute drastique des revenus pétroliers du pays. ́ ́Il y a une inquiétude que personne ne peut nier (...) d'où la nécessité de continuer à créer la richesse (hors hydrocarbures, ndlr) et de l'emploi et veiller à ce que nos équilibres ne soient pas perturbés à moyen terme ́ ́, a-t-il déclaré hier à l'issue de l'adoption du projet de loi de finances (PLF) pour 2014 par l'Assemblée populaire nationale (APN), rapporte une dépêche APS. Motivant son inquiétude, le grand argentier du pays a expliqué que ́ ́la baisse de 12% des recettes d'hydrocarbures, à raison de 10% en volume et de 2% en valeur, la récession qui perdure en Europe, la faible croissance aux Etats-Unis et la baisse des projections de croissance dans les pays émergents, affectent déjà la balance des paiements du pays ́ ́. Clair, net et précis.». «Déroulant son argumentaire chiffré, le ministre des Finances a soutenu qu' ́ ́avec des importations en hausse de 14% durant le 1er semestre de l'année, l'excédent commercial du pays a chuté de 50% sur la même période alors que l'excédent de la balance des paiements sera en 2013 inférieur à celui enregistré en 2012 ́ ́. Ce qui ne l'avait pas empêché de plaider la nécessité de sortir le pays de sa quasi-dépendance aux hydrocarbures qui constituent 93% des exportations du pays. ́ ́Il est temps de prendre en main la situation avec davantage de sérieux et de développer l'économie nationale pour la booster vers de nouvelles perspectives. ́ ́ La solution prônée par ce dernier pour maintenir l'équilibre macroéconomique du pays face à la montée exponentielle des dépenses et la chute des revenus pétroliers, à savoir le recours à des coupes budgétaires, n'a pas eu, jusqu'ici du moins, l'assentiment des autorités. Cette nouvelle donne - baisse des revenus pétroliers de 12% en un semestre - poussera-t-elle le gouvernement à revoir sa copie en matière de politique budgétaire? Invraisemblable à six mois de l'élection présidentielle.» (3) Fonds de régulation des recettes: la vache à lait éphémère Tout en faisant voter un projet de budget autorisant un déficit de plus de 18% du PIB, le grand argentier a encore une fois jugé bon d'avertir qu'on serait bien avisés de s'inquiéter pour les finances du pays si les recettes du pétrole continuent à baisser. Créé en 2000, le Fonds de régulation des recettes est alimenté à partir de la différence entre la fiscalité pétrolière budgétisée, élaborée sur la base d'un baril à 37 dollars, et celle réelle, engendrée par les ventes de pétrole calculées sur un prix moyen sur les marchés internationaux. Les avoirs du FRR ont servi, les premières années, à payer par anticipation la dette publique de l'Etat. A partir de 2006, le FRR a changé de vocation et ses fonds ont été destinés exclusivement à combler le déficit budgétaire induit par les programmes quinquennaux de développement. Depuis 2006, les prélèvements du Fonds se sont poursuivis à une cadence accélérée en raison de la détérioration du déficit budgétaire. Ainsi, le FRR a été sollicité pour combler le déficit du Trésor public à hauteur de 91,5 milliards de dinars en 2006, de 531,9 milliards de dinars en 2007, de 758,1 milliards de dinars en 2008, de 364,2 milliards de dinars en 2009, de 791,9 milliards de dinars en 2010 et de 1761,4 milliards de dinars en 2011 et 2535,3 milliards de dinars en 2012 selon Internet du ministère des Finances. Ces prélèvements record à partir du FRR pour éponger le déficit budgétaire dû à l'augmentation importante du budget l'année dernière du fait de l'incidence financière de l'application des régimes indemnitaires et des statuts particuliers. Le déficit global du Trésor de plus de 25% par rapport au PIB. La question à se poser est jusqu'à quand nous pourrons continuer à satisfaire une dépense sociale sans création de richesse.» (4) Cette situation est évidemment «inquiétante en termes de vente sur les marchés et notamment en termes d'équilibre entre les recettes et les dépenses pour notre pays», indique-t-il. Cela est d'autant plus alarmant que «pour le premier semestre, nous avons une augmentation des importations qui trouvent leur justification dans l'importation des biens alimentaires avec une hausse de 10% et à 90% dans les importations d'équipements énergétiques et roulants. Face à cette augmentation de l'ordre de 14% des importations, l'Etat doit faire face à une baisse de 12% des recettes». Cela fait que l'Algérie a enregistré «une baisse de 50% de son excédent commercial durant le premier semestre».(5) La question que l'on est en droit de se poser est pourquoi un pompage aussi frénétique pour en récolter des dollars que l'on met dans des banques, alors que l'énergie sera de plus en plus chère dans le temps? Un baril de pétrole à 100 dollars vaudrait deux à trois fois plus dans dix ans! Quid enfin des générations futures à qui il faut bien laisser quelques miettes! Au risque de me répéter, notre meilleure banque est notre sous-sol et selon notre décision, l'Algérien chômeur ou l'Algérien cadre travailleur de 2030 est déjà né. Quel sera son avenir? Les partisans du «tout va bien, madame la marquise» et la responsabilité des médias Il est curieux de constater l'ambivalence du discours à la fois officiel et des médias. Si au niveau du gouvernement certaines voix appellent à la prudence, d'autres par contre font comme s'ils étaient sur une autre planète et diffusent un message dangereux, celui d'une remise aux calendes grecques. Les mêmes journaux qui nous annoncent la catastrophe en première page-cela fait vendre et il n'y a pas de petites économies- nous donnent dans la même livraison une autre vision idyllique: «Tout va bien, madame la marquise» Je laisse le lecteur apprécier cette ambivalence. Dans une interview, le responsable d'Al Naft déclare en substance: «(...) Je peux vous signaler que toutes les compagnies pétrolières avec qui nous avons tenu des discussions ont salué les derniers amendements apportés à la loi sur les hydrocarbures et ont exprimé leur souhait de participer au prochain appel à la concurrence. (...) À titre indicatif, et pour revenir à l'essentiel de votre question, les volumes en gaz de schiste en place révélés par les résultats partiels des études menées sur sept de nos bassins sédimentaires s'élèvent à environ 180.000 milliards de mètres cubes, soit 6400 TCF. Les volumes récupérables dépendront des coefficients de récupération propres à chaque gisement. Pour un coefficient de récupération de 15%, le volume de gaz récupérable s'élève à 960 TCF (de l'ordre de 27.000 milliards de mètres cubes).» (6) Une semaine plus tôt, un autre responsable du ministère de l'Energie et des Mines déclarait ex abrupto: «Nous avons pour cinquante ans de réserve.» Ces deux interventions comme des centaines précédentes sont de mon point de vue inexactes et surtout dangereuses. Inexactes car 50 ans à quel rythme de production? A quel prix? Dangereuses car quand le rendement d'un puits de gaz de schiste est de 15% cela veut dire des quantités astronomiques d'eau potable à raison de 15 à 20.000 m3 par puits qu'il faut multiplier par dix s'il faut le fracturer plusieurs fois. La technologie est du strict ressort des Etats-Unis et nous aurons des difficultés si les prix du gaz naturel chutent comme c'est le cas aux Etats-Unis (3-4 dollars/ million de BTU) contre 10-12 $ pour le gaz vendu en Europe. Ce qui induira une production effrénée pour maintenir un niveau de recettes équivalent et par voie de conséquence une consommation catastrophique d'eau douce au Sahara qui contrairement à ce qu'on dit est un éco-système avec ses habitants, sa faune, sa flore. L'autre danger vient du fait qu'on donne l'illusion à l Algérien que le farniente peut durer indéfiniment. «Dormez braves gens, le gaz de schiste veille sur votre fainéantise.» Et cela c'est intolérable. La responsabilité de la transition énergétique inéluctable est de la responsabilité de tous gouvernants et citoyens compris et c'est dangereux croyant bien faire de distiller message de sérénité alors que le feu est dans la maison. A titre d'exemple d'anomie- les exemples sont nombreux- depuis les années 2000, le parc des véhicules de tourisme, principale source de pollution urbaine, s'est diésélisé à un rythme très élevé. Il y a une évolution très rapide de la diésélisation du parc. Le nombre de véhicules diesel est ainsi passé de 160.000 en 2000 à 250.000 en 2005 et a atteint 500.000 en 2009 et peut-être 1 million en 2013. Nous avons importé pour un million de tonnes de gas oil à un prix six fois plus cher que le prix auquel il est vendu aux consommateurs A cette cadence ce sera 3 millions de tonnes d'ici 2020 soit plus de 3 milliards de dollars par an alors que dans le cas d'une stratégie énergétique, on irait graduellement vers le sirghaz disponible et il n'est pas nécessaire de construire encore, autant de raffineries de plus du point de vue médical, il faut rapidement minimiser la consommation de gaz oil cancérigène. Ce qu'il faut faire: libérer les initiatives. La responsabilité de chacun Il ne faut pas que chacun de nous s'en tienne au constat tout en étant sourd à toute restriction qui frapperait son porte-monnaie. Il n'y a pas de petites économies La situation est grave si on continue sur le fil de l'eau. Les Algériens ont perdu le sens de l'économie, la disponibilité excessive de tout, stérilise toute recherche tendant à éviter le gaspillage; l'Algérien de 2013 pense que tout lui est dû. Il est vrai que les scandales en tout genre qui portent sur des sommes colossales lui donnent la conviction que tout est pourri, que c'est le sauve-qui-peut, qu'il faut revendiquer «sa part de la rente», au besoin de façon brutale. Nous ne savons pas ce que sont les économies du fait d'une consommation débridée où les utilités sont gratuites. Il va falloir ouvrir dans le cadre d'un modèle de développement pluridimensionnel dont celui de l'incontournable transition énergétique le dossier de la vérité des prix sans pour autant naturellement et sans faire dans la démagogie protéger les faibles pouvoirs d'achat. L'Algérien participe allègrement à l'entropie du monde et se donne des certitudes de citoyens de pays développés Il est vrai que la consommation débridée, les nouveaux gadgets euphorisants que sont les portables - on annonce la 3G -, ce sera du même coup des centaines de milliers de portables à la casse au profit de nouveaux prozack plus chers et inutiles. L'alternative est donc dans la sobriété, le changement de rythme, la décroissance qui suggère un changement de valeur: ne pas stigmatiser la lenteur, ne pas s'éblouir de la nouveauté, ne pas faire dans le mimétisme ravageur de l'Occident; rouler en 4x4, un portable vissé à l'oreille, se chausser de Nike, ce n'est pas cela le développement. Avec des convictions, de l'inventivité et de la persévérance, nous pouvons faire des choses formidables. L'éco-citoyenneté est un combat qui commence à l'école et se poursuit par la suite dans la vie de tous les jours de chacun d'entre nous. Nous n'avons pas le choix. 1. http://www.economie.gouv.fr/files/files/la_ lettre_turgot_1774.pdf 2. http://www.histoire-tremblay.org/103+le-ministere-turgot-1774-1776.html 3. Arab Chih: La baisse des recettes pétrolières est inquiétante El Watan 13112013 4. http://www.elwatan.com/economie/fonds-de-regulation-des-recettes-prelevements-record-en-2012-14-11-2013-234949_111.php 5. Boufatah http://www.lexpressiondz. com/actualite/184394-l-effrayant-aveu-de-djoudi.html 6. http://www.liberte-algerie.com/entretiens/ les-reserves-algeriennes-de-gaz-de-schiste-sont-estimees-a-27-000-milliards-de-m3-sid-ali-betata-president-de-l-agence-nationale-de-valorisation-des-hydrocarbures-alnaft-a-liberte-210294