Des moments de grâce viennent agrémenter ce fabuleux long métrage, qui filme de manière sérieuse et sans concession la traversée en pirogue d'une trentaine d'émigrés clandestins, d'ethnies différentes, qui parviennent, malgré tout, envers et contre tout, à communiquer, à aller au bout de leurs rêves... et de leur humanité. Dimanche dernier, nous avions assisté à Ibn Zeydoun, dans le cadre de la compétition du 2e Festival international du cinéma d'Alger (Fica) dédié au film engagé, à la projection d'un petit bijou cinématographique qui a suscité tant d'interrogations. Le film en question était César doit mourir des frères Taviani (Paolo et Vittorio), qui place l'intrigue à l'intérieur de la prison Rebibbia, dans laquelle des prisonniers se préparent à incarner la pièce Jules César de William Shakespeare. Jusque-là, aucun lien avec le long métrage, La Pirogue du Sénégalais Moussa Touré (Tanit d'or aux JCC 2012), qui s'intéresse sérieusement à l'épineuse question de l'émigration clandestine dans notre continent, et qui a été projeté mardi soir, dans le cadre du Fica. Et pourtant, le lien qu'on trouve se situe dans le questionnement de William Shakespeare, repris par les frères Taviani et les comédiens de César doit mourir, selon lequel “combien de fois César devra-t-il mourir sur scène?". En effet, combien de fois César devra-t-il mourir sur scène, symboliquement donc, pour que les hommes deviennent meilleurs, pour que notre monde change, pour que l'humanité cesse de souffrir ? Combien de fois César devra-t-il être sacrifié pour que nous comprenions enfin qu'il appartient à chacun d'entre nous d'améliorer ou de changer sa condition? Combien de fois César devra-t-il payer pour son ambition, certes, démesurée, mais pleine de bons sentiments ? Combien de fois César devra-t-il mourir sur scène pour que l'on s'intéresse enfin à l'homme en souffrance dans une époque où rien ne va ?! Moussa Touré, qui signe par La Pirogue une formidable œuvre cinématographique où l'humanité de chacun des personnages est à chaque fois poussée à bout, interroge les hommes, les traditions et la mer – personnage à part entière dans le film – pour décrire un phénomène qui s'enracine dans nos sociétés : l'émigration clandestine. Il filme la traversée en pirogue d'une trentaine de jeunes Africains, d'ethnies différentes, qui tentent d'échapper à la réalité d'un continent, si riche par ses ressources, son potentiel humain et son histoire, mais dont la population est si pauvre. La Pirogue situe l'intrigue, d'abord, dans un village au Sénégal, où des passeurs sans scrupule promettent une vie meilleure à des jeunes (et des moins jeunes) pleins d'espoir. Baye Laye (Souleymane Seye Ndiaye) se retrouve, par la force des choses, capitaine de la pirogue, et il devra les emmener vers les Îles Canaries, en territoire espagnol. Mais que peut une pirogue lorsque la nature se déchaîne et que la mer devient un tombeau ? Moussa Touré signe une œuvre réaliste et consciente, avec une mise en scène majestueuse, où la mer devient le théâtre d'une tragédie, celle de femmes et d'hommes allant vers la mort. De même que le rituel (dans le film, la scène d'ouverture est un combat de lutte) est considéré dans certaines traditions africaines comme étant une expérience où l'on va vers la mort et on y revient, l'émigration clandestine semble être perçue de cette manière-là par le réalisateur, qui interroge également l'humanité, placée dans une situation extrême, insoutenable. Mais tout n'est pas perdu pour les personnages de La Pirogue, puisque Moussa Touré – qui signe également un très bon scénario – y injecte de l'humour ou du moins des moments de grâce qui viennent agrémenter ce long métrage bouleversant. Alors combien de fois César devra-t-il mourir sur scène, pour que des hommes et des femmes cessent d'aller tout droit vers la mort ? Lorsqu'ils croiront enfin qu'ils pourront construire un avenir chez eux ? César n'est pas près de reposer en paix ! S K