En cette période où la mobilisation citoyenne permet encore l'expression libre sur tant de sujets tabous, le débat sur la place de l'Armée dans la vie de la nation ne doit pas être restreint au rôle que des cercles occultes ou certaines forces politiques veulent lui faire jouer pour sortir de la crise ouverte par l'irruption d'une contestation populaire sans précédent. Dans ce registre et pour des besoins de clarté, la distinction entre cercles occultes et forces politiques, qui appellent au concours ou à l'implication du commandement militaire, doit être soulignée et précisée. D'autant que les moyens de communication lourds sont toujours contrôlés par ceux qui n'ont eu une existence publique que par la grâce de parapluies de la police politique sous le chapeau de la Présidence ou de l'Armée, elle-même. Que leurs prises de position soient contre un clan ou en faveur d'un autre, le point commun à toute cette faune qui a investi les médias est leur précipitation à s'engouffrer dans la brèche ouverte par le mouvement de mobilisation. Cela les confinent dans la manœuvre et ne permet pas le débat serein sur une question qui détermine notre avenir pour plusieurs années, voire des décennies. Ils sont aspirés par les appels d'air induits par la tempête au sommet de l'Etat et non par une quelconque conduite d'une transition démocratique qui restitue la gouvernance du pays aux citoyens. Dans de telles conditions, les vues à court terme l'emportent. Chacun y va de sa formule pour extrapoler à sa manière telle ou telle disposition constitutionnelle pour puiser une légalité illusoire dans un texte fait sur mesure pour une fonction présidentielle envahissante et incontournable. Cet attrait des sommets empêche tout débat sur la réunion de conditions viables pour une conduite d'une transition qui prend racine dans la mobilisation et qui peut permettre d'opérer une rupture avec les pratiques abjectes du système politique qui a plombé le pays. Pour des raisons différentes, plusieurs partis politiques se retrouvent dans cette catégorie. Il y a ceux qui se sont constitués contre Bouteflika, victimes d'une alternance clanique, plus violente que d'habitude. Certains ont payé sur-le-champ la cooptation de l'enfant de Tlemcen, en 1999, pendant que d'autres se sont fait éjecter en cours de route. Le problème est qu'au lieu d'avoir foi dans le formidable élan populaire du 22 février 2019 pour épauler le peuple algérien à se débarrasser de ce système qui a toujours fonctionné et fonctionne encore par l'alternance de factions, ils passent leur temps à donner des gages au commandement de l'armée pour reprendre du service. Et donc à faire de l'Armée la pierre angulaire d'une pseudo-transition. D'autres sont dans le calcul tactique dicté aussi par la situation internationale et les "leçons du Printemps arabe" ; à savoir qu'il vaut mieux être dans les bonnes grâces de l'armée et attendre embusqué. C'est sur ses offres de services que des cercles occultes nourris par la période "faste" de l'argent public qui coule à flots et la répression des libertés que les puissants du moment s'appuient pour reconstruire un autre rapport de force autour de la hiérarchie militaire. L'article 102 permet au pouvoir de fait de garder la main. Quitte à procéder à des aménagements populistes en cours de route et parier sur la baisse de la mobilisation par la confusion (et donc la division) et des mesures répressives déjà mises en place. L'essentiel est de miner toute représentation autonome du mouvement pour écarter toute transition de rupture avec le système. Pourtant l'histoire de notre Armée,son évolution et sa nature présente plaident pour un processus de transition qui la consacre comme une institution républicaine à l'abri des clivages politiques domestiques. Tout plaide, en effet, pour une telle trajectoire. Sauf à considérer que l'Algérie est inapte à une gouvernance civile, l'implication de l'Armée dans les choix politiques en 1962, en 1965, en 1978, en 1990 et en 2004 n'ont pas permis l'émergence d'une classe politique et d'un tissu associatif autonomes pour conduire le pays dans la voie de la démocratie et du progrès. Au contraire, et quelles que soient les raisons invoquées, le résultat est que chaque irruption publique de l'Armée n'a servi qu'à colmater la crise et non à la dépasser. Aujourd'hui, notre Armée n'est pas commandée par "des chefs de guerre" marqués par la culture de la primauté du militaire sur le politique et, pour la plupart, issus de l'Armée des frontières. Les officiers, sous-officiers ou soldats, en poste présentement, ont investi l'Armée pour réaliser un projet de vie, valorisé par la noble tâche de participer à la défense d'une patrie arrachée de haute lutte par nos aînés. La hiérarchie militaire n'est pas issue d'une noblesse ou d'une classe sociale qui se reproduisent à travers des projets familiaux ou de castes privilégiées. Ils aspirent à vivre dignement dans un pays libre régi par un Etat de droit. L'ANP n'a pas vocation de choisir les gouvernants et les politiques publiques. Encore moins, la positionner en première ligne dans la situation présente. Dans ce cas, c'est l'assurance, qu'au mieux, la crise actuelle, ouverte par le mouvement populaire, ne sera que colmatée. Au pire, l'Armée se retrouvera, à terme, face au peuple.