L'association des médersiens organisait le jeudi 25 mars 2010 une rencontre autour de Maître Achour Rabah, ancien élève du lycée Amara Rachid et 6ème dan d'aïkido.C'était un vendredi à l'heure où les gazelles vont boire et où les justes se réunissent pour interroger leur vie et leur mémoire, dans le cercle réduit d'un quotidien morose. Les médersiens étaient venus nombreux, ce vendredi, rendre un dernier hommage à leur frère, Abdallah Gheballou, l'homme à la main verte et au cœur généreux, parti un peu trop vite, parti un peu trop tôt, dans un pays briseur de compétences. Ils étaient venus nombreux pour écouter l'un d'entre eux, leur parler d'un monde à deviner, d'un monde à découvrir. Ils étaient venus pour écouter Maître Rabah Achour, 6ème dan d'aïkido, leur parler de son art et de sa philosophie. Rabah était venu, entouré de trois de ses élèves, leur parler de manière insolite et singulière, fuyant la routine et la tradition de ces conférences tout aussi imbuvables que soporifiques. Car certains s'attendaient à un exposé ex cathedra sur l'art et la manière de se battre ; puisque le communiqué de presse, publié par l'association des médersiens, annonçait une «conférence sur les arts martiaux». En fait, ce fut le contraire. Le contraire de la guerre et de la violence. Rabah parlait au travers d'une gestuelle parfaite et lentement accomplie de non-violence. La non-violence qui n'avait rien à voir avec un pays dont toute l'histoire regorge de violences multiples, de rapts, d'égorgements, de tortures, de viols et d'enfumades dans les grottes de la dernière chance investies par la France. Un pays tant de fois envahi, mille fois rebelle et reconquis depuis la nuit des temps. Un pays qui, quelque vingt années après sa libération, sombra dans la folie et la barbarie. La violence et le désastre qui vit le président de la République de la juste Algérie, exécuté, sans préavis, devant son peuple médusé, révolté mais impuissant. Un assassinat qui en rappelle bien d'autres perpétrés du temps de la Révolution pour faire taire la voix des Justes. Et qui en annonçait bien d'autres. Une liste toujours ouverte parce que nous ne savons pas régler nos problèmes autrement qu'en recourant à la loi du plus fort. Au lieu de revenir à l'essentiel, au contrat fondamental qui lie toutes les Algériennes et tous les Algériens, la Constitution de notre pays. Fondement d'un Etat de droit, référence intangible et que nous croyons, dans toute notre naïveté, inaliénable. C'était un vendredi à l'heure où les gazelles vont boire et où les justes se réunissent pour interroger leur vie et leur mémoire, dans le cercle réduit d'un quotidien morose. Rabah n'a pas parlé de tout cela. C'est moi qui m'exprime et traduis à ma manière. Parce que c'est tout ce qui nous reste, parler et aller jusqu'au bout de nous-mêmes, jusqu'au jour où Big Brother et ses sbires, ou tout simplement la mort, nous passeront le suprême bâillon pour qu'à jamais se taisent les paroles de simple vérité. Que n'avait dit Tahar Djaout avant de mourir ! Et que nos mémoires sont oublieuses ! En pédagogue accompli, Rabah parlait et démontrait, avec l'aide de ses élèves, les dizaines de figures de la défense de soi, face au «partenaire». Il ne dit pas l'ennemi, ni l'adversaire. Seulement le partenaire, celui qui va m'aider à être moi, à me défendre, à conserver mon intégrité. Ma claire et lucide sérénité. Un accomplissement à deux qui n'a rien à voir avec les effets destructeurs de la compétition de haut niveau, où l'autre finit par devenir l'ennemi à abattre, coûte que coûte, afin que s'instaure mon triomphe et ma gloire. Les figures succédaient aux figures et le public attentif, silencieux et ravi, applaudissait, avec la mesure qu'un pareil ballet imposait sans que l'on y soit contraint. Parce que le spectacle appelait à la retenue et la mesure, loin des effusions débridées de la danse du ventre et de tout ce qui y ressemble. Non ce n'était pas de la danse du ventre ; mais plus, de la jubilation de l'âme, ce dont manque le plus notre pays officiel. De temps à autre, Rabah suspendu à la fin d'une technique dit-il, qui, pour moi, était une figure de style arrachée au vocabulaire et à la grammaire complexe de l'aïkido. Mieux de sa géométrie où le cercle prédomine, figure centrale, ouverte et carcérale, tout à la fois. Le cercle et ses multiples tangentes, esquisse d'une fuite salutaire. La non-violence n'est-elle pas l'art de la fuite gratifiante, telle qu'en parle Henri Laborit, dans son célèbre essai «Eloge de la fuite». C'était un vendredi à l'heure où les gazelles vont boire et où les justes se réunissent pour interroger leur vie et leur mémoire, dans le cercle imparfait d'un quotidien morose. Pour se parler, sans se le savoir, d'un poète mort la vérité tout au bout de ses rimes. Sans rimes ni raison, au temps des sombres déraisons. Puis, après avoir arrondi un cercle, esquissé une fuite, Rabah se mettait à raconter les histoires que lui avaient racontées tous ses maîtres, plus célèbres les uns que les autres. Celle qui semblait l'avoir frappé plus que les autres, était l'histoire d'un maître qui lui disait qu'il n'y avait pas de meilleur maître que son élève. Il saura mieux vous la raconter mieux que je ne le fais, un jour, si vous lui accordez crédit. Je trouve la parabole saisissante lorsque je me souviens de la dernière grève que nos enseignants ont «commis», au grand dam de leur Big Brother de ministre et de l'indigne comportement de ceux chargés d'administrer ce secteur vital pour l'esprit et l'âme de nos enfants. Ceux qui l'ont mené à l'atrophie, à la sclérose. Tous ceux qui l'ont momifié au point qu'un enseignant chercheur de notre université, à la recherche d'elle-même, constate, avec frayeur, que les bacheliers qu'il reçoit ne savent ni écrire, ni compter, ni parler et, encore moins, raisonner. Enorme échec de «l'école sinistrée», justement brocardée par Mohamed Boudiaf, le juste, malgré les vilénies de certains de ses compagnons de route. J'ai alors pensé à Osmane Redouane, mort, devant ses élèves, la craie à la main. Pas le couteau de l'égorgeur, le sabre ou la kalachnikov du tueur, mais la craie blanche, lavée de toutes les crasses, de toutes impostures par ce peuple endurées. La craie de leur simple innocence, portée au tableau de tous les honneurs que nul n'a su leur décerner, parce qu'impur à décerner quoi que ce soit. Tous les impurs n'ont nullement le droit de voyager au pays des justes. C'est «haram» dans la langue des justes. C'était un vendredi à l'heure où les gazelles vont boire et où les justes se réunissent pour interroger leur vie et leur mémoire, dans le cercle inventé d'un quotidien morose. Pour se parler, sans le savoir, d'un poète mort, la vérité toute enfouie sous le boisseau des rimes. Sans rimes ni saison, au temps des sombres déraisons. Le Père de Redouane était debout, dans le froid cimetière, pour interroger les tombes et les yeux vitreux des compagnons de l'ombre. Je pense à Redouane, mort devant sa classe, la craie à la main et le cœur emporté par cette immense rancœur, cette monumentale «ghoumma» qui nous étouffe tous et nous ôte l'envie de vivre, de continuer à pousser avec eux, «h'mar miyet». D'autant que, ce en quoi nous étions encore en train de croire, la justice, pure et sans faille, la justice de toutes les balances, se révèle, justice de toutes les défaillances. Une justice qui déclare sans coup férir et sur simple injonction, que les grèves sont illégales. Alors que la Constitution qui s'impose, ou est censée s'imposer à tous, ceux d'en haut comme ceux d'en bas, le suprême contrat liant gouvernants et gouvernés, ne signifie plus grand-chose, tant elle est piétinée et violée par toutes celles et tous ceux que le Peuple a chargé de la défendre. C'était un vendredi à l'heure où les gazelles vont boire et où les justes se réunissent pour interroger leur vie et leur mémoire, dans le cercle réduit d'un quotidien morose. A l'heure où Redouane le juste s'en est allé, un bâton de craie blanche à la main pour dénoncer l'horreur de toutes les impostures. Je pense à la peur qui habite le cœur de toutes les Algériennes et de tous les Algériens. La peur, cause de toutes les reculades, de toutes les déraisons et de toutes les trahisons. La peur cause de la colère et la colère qui, un jour, fera sauter toutes les digues de la raison. Les bouillons de colère que ni le maître ni l'élève ne sauront arrêter, parce que seuls, au milieu des tempêtes. Et pendant que je pense à tout cela, Rabah entame une nouvelle figure. Il est au centre encore une question de cercle de trois partenaires décidés à lui faire la peau, à coup de sabre. Un cercle parfait, ouvert et fermé. Ouvert sur tous les possibles, tous les cercles à inventer, car l'aïkido invite à l'imagination. Il va m'attaquer par derrière, il s'agit là d'une pratique très courante en incertain pays - alors je fais quoi ? J'esquive, aussi simple que cela, et je file comme courant d'air au vent. Les trois attaquants se rentrent dedans et Rabah file au vent, le sourire aux lèvres. Encore une parabole applicable à notre peuple et à ses gouvernants, mauvais maîtres et mauvais pédagogues. Rabah parlait de Gandhi et de non-violence à l'heure où les blouses blanches se faisaient insulter et matraquer. C'était un vendredi à l'heure où les gazelles vont boire et où les justes se réunissent pour interroger leur vie et leur mémoire, dans le cercle réduit d'un quotidien morose. A l'heure où Tahar Djaout a parlé à la place de l'élève et du maître, et puis s'en est allé au pays du sommeil éternel.