Ma mère était heureuse d'être tétée, j'étais heureux de la téter et les jours passaient et repassaient ; lait pour moi, béatitude pour elle, soucis pour mon père . 8 mai 45... Ammi Salah se fait prendre... ma mère perd son lait. 9 mai, je suis nourri au couscous sucré... Ma mère, qui avait juré de m'allaiter jusqu'à sa prochaine maternité, était très déçue. Elle réagit violemment en refusant tout autre forme de lait à la maison, ni de vache, ni de chèvre, ni en boîte, ni en poudre. Elle n'en voulait pas. Ma mère est comme ça: - ÇAprès mon lait, le délugeÈ. Ma mère n'est hors d'elle que lorsqu'elle est hors de son lait... Il fallait voir comment elle organisait les séances d'allaitement... Il fallait que tout soit tranquille pour que le lait vienne à mon rythme. Il ne fallait pas qu'elle soit contrariée pour que le lait ne tourne pas. Il fallait que j'entende la présence de son coeur pour que je sois sécurisé. Il fallait que tout soit propre et délicatement parfumé pour que les odeurs ne me gênent pas. Au changement de saison, elle accommodait, à petites doses, son organisme, aux primeurs, pour que je ne perde pas en son lait, mon lieu de reconnaissance. Elle prenait toutes les précautions et toutes les dispositions pour que nous ne soyons pas dérangés. Les bruits doux, les odeurs douces, la chaleur douce, la fraîcheur douce, la lumière douce... Elle cherchait longtemps la position la plus confortable pour nous deux, et quand elle éclatait enfin le fermoir de son soutien-gorge, elle avait plus d'appétit que moi... On se laissait aller... lait pour moi, béatitude pour elle... souci pour mon père. - Arrête tes allaitements ridicules. Ceux qui ont inventé le lait en boîte et les biberons ne sont pas des imbéciles... Les fils de roumis sont élevés avec ça... ce n'est pas le tien qui sera le mieux. - Je ne cherche pas à ce qu'il soit mieux ou moins bien. Je veux qu'il soit à moi ! - A qui veux-tu qu'il soit ? Et qui va te le prendre ? - Je n'ai pas peur qu'on me le prenne. J'ai peur qu'on lui prenne ce qui fait de lui, lui. - Quand tu allaites, tu bêtifies et tu m'énerves. Mon père se levait et sortait en claquant la porte. Quand il revenait, tard le soir, des réunions clandestines, il trouvait ma mère rassasiée, moi indifférent, ayant fait tous mes rots... Et c'était au cours de ces réunions que lui, Ammi Salah et d'autres, avaient organisé le 8 mai 45 qui a fini par le massacre de Sétif et de Guelma.