J'ai un village autour des épaules. Il me réchauffe quand il fait froid. Le reste du temps, il me sert de prénom quand on me demande d'où je viens. Dans la ville qui me donne un salaire, il me suit comme un léopard sans tâches et sans dents. Nous sommes liées par un faux départ lui et moi. Quand je le lance dans les airs, il s'envole et me rapporte des souvenirs. Ma vie n'est pas lourde de sens. Elle se contente de rôtir ses synonymes et de les revendre à des passants. Contrairement aux gens des villes, j'ai le dogme facile, la divinité complice de mes rires et j'ai la culpabilité si brève que tout m'est heureux jusqu'aux oreilles. Ce n'est pas toujours vrai mais cela me sert pour traverser les eaux malsaines, les époques qui m'ignorent ou ne m'aiment pas. Ah que ma vie est éternelle quand je me souviens de mon village et son don d'être le monde entier quand j'avais cinq ans ! Il m'arrive, durant les étés au village, la nuit venue fabriquer des pyramides rien qu'avec mes orteils. Cela m'arrive sous les murs encore chauds de la journée, entre un thé et un ami, sur le ciment du trottoir, au seuil de la maison de mes parents. C'est là que je rajeunis à vue d'oeil en remontant les décomptes vers le zéro hurlant de ma mère, jeune à cette époque où le monde savait compter jusqu'à dix, avant de continuer en alignant des brebis et des oliviers pour accompagner les routes des villages, les uns vers les autres, parlant de la grosse ville qui arrive avec son drapeau, son bureau et son cerveau. Ah que j'étais beau en ces moments sans chaussures quand je n'avais que cinq ans et l'âge d'un Dieu entier suffisait de me regarder dans le visage pour comprendre que je n'avais pas besoin de prénom quand je suis chez moi. Juste un tapotement sur l'épaule pour que je fabrique des forêts ou me lance dans les airs pour rameuter les meilleures histoires de ce pays et les fasse aligner sur les fils des poteaux. Ah ce visage bleu du Dieu traversé de part en part de cigognes et de nuages comme des versets en désordre! Et je reviens souvent vers cet endroit : moi et les cigognes. Avez-vous remarqué Les cigognes ont disparu pendant dix, les dix ans où tuait la vie, pendant toutes les années 1990. Depuis peu, elles reviennent : c'est mon premier souvenir : les cigognes sur le toit du minaret de la mosquée. Leur silencieux voisinage, leurs gros nids qu'on ne pouvait atteindre avec les pierres. Je n'ai pas de plus ancienne histoire que la leurs quand elles revenaient.