La Biskra de mon enfance n'a pas la couleur sépia des souvenirs. Et de la nostalgie. Elle est couleur Deglet nour, sucrée et si mielleuse que j'en ai l'eau à la bouche. Je la revois immense palmeraie verte traversée par des séguias. C'était Venise sans Casanova, c'était Amsterdam, ville aux mille canaux, c'était Biskra, ville d'eau et de poèsie. Je la revois cette Biskra, des années soixante, palpitante de vie, pleine de légendes qui ont bercé mon enfance. La première, et non la moindre, est celle de Hizia, oui Hizia la si belle que le poème de Benguitoune a immortalisée. Grâce à mon arrière-arrière grande tante, j'ai connu l'histoire de Hizia avant celle de Juliette et d'Iseult. Le soir au coin du feu, bercé par les murmures des palmiers caressés par le vent, j'écoutais tante Saadia me parler de Hizia. Elle me la décrivait d'une beauté de statue, plus belle que Grâce Kelly dont la photo ornait l'un des murs de la chambre de mon oncle. Il était fou de Grâce. Et j'étais fou de Hizia. Qu'avait-elle de plus beau que cette actrice qui portait si bien son nom. Tante me répondait de sa voix douce que les aspérités de l'âge n'ont point écorché : Hizia était musulmane et l'autre est une roumia. Je n'étais pas convaincu par ce raisonnement. A cet âge, haut comme trois pommes, ma seule religion était la beauté. Je croyais en ce qui était beau. Je rêvais de ce qui était beau. Et j'aspirais à m'en emparer. Hizia avait tous les charmes de la beauté et de l'intelligence. Elle avait de l'esprit, de l'humour et du caractère. Elle ne craignait pas d'affronter les mâles de sa famille. C'était une guerrière, me confiait ma tante qui me raconta la mort de son amie. Morte en couche, selon elle. Je pleurais les larmes de mon corps. Je maudissais son mari Sañd qui l'a souillée avec ses mains de profane et qui l'a fécondée pour la tuer. J'étais inconsolable. Pour me consoler, je commençais à croire aux fantômes. Chaque soir, je la guettais, je l'attendais. Si le vent fait grincer les portes, je me dis que c'est elle, si j'entends au loin le son d'une flûte, je me dis c'est elle, si ma mère vient me couvrir le soir, je rêvais que c'est elle. Elle, l'unique, qui m'a longtemps hanté. Cette histoire d'éros et de thanatos, comme toutes les belles histoires d'amour, a laissé sans doute son empreinte sur l'homme que je suis devenu. En quoi dans ma conception de la vie. Prioriser toujours le sentiment, l'humain sur le matériel. Aurais-je eu comme modèle un Rockfeller, j aurais l'ambition d'un loup prêt à dévorer tout ce qui me servira à mieux grimper dans l'échelle sociale. J'ai échappé à l'ambition et à la vénalité grâce à cette vieille tante que la mort a fait mine d'oublier pour être une mine d'informations pour moi. Elle a habillé mon enfance des couleurs de Hizia, la poésie à l'état pure. Chaque jour, je mesure ma chance d'être né dans ce milieu où le verbe, bien poli, vaut respect et considération, où la phrase bien tournée vaut son pesant d'or. Pour ne rien gâter, ma mère aussi était une poétesse. De l'oralité. Elle ciselait les mots avec une telle adresse qu'elle nous arrachait des larmes. Je le sais depuis. La beauté émeut, la beauté est toujours triste. Et toujours intelligible sans explication, selon le mot de Paul Valery. Dans mes souvenirs, ma mère est d'une beauté fantastique-et quelle mère ne l'est pas - tellement belle qu'elle m'apparaissait au dessus des basses contingences de l'amour. Je pensais que j'étais né de sa bouche. Oui, monsieur, à 12 ans je croyais encore à ce mirage ! Je croirai encore volontiers si ma mère pouvait revenir. Mère et Biskra sont liés par le même fil magique dans mon souvenir. Je ne peux pas penser à l'une sans penser à l'autre. Par la suite, Biskra m'apprendra à connaitre et à aimer Gide à travers le café qu'il a fréquenté. A 400 km d'Alger, et j'en ai déjà parlé dans mon roman Le café de Gide, Biskra était alors à des années lumières d'Alger. La presse arrivait avec un retard de 24 heures, point de télé et on captait à peine la radio. On n'était pas malheureux puisqu'on vivait de dattes et de légendes. Mais notre jeunesse se sentait corsetée, à l'étroit dans cette ville où la seule particularité était la multitude de filles en mini jupe qui roulait en bicyclette. Seule particularité. Non, les calèches aussi, les calèches surtout qui faisaient le bonheur des touristes. Et puis voilà, qu'on découvre Gide et son café, voilà que Biskra se valorise. D'Oasis perdue aux fins fonds du désert, elle devint une ville d'eau magique aux mille nourritures terrestres qui ont inspiré Gide. Celui qui n'a pas vu Le jardin Landon de ces années-là n'a aucune idée du paradis ! C'était le paradis sur terre. Et la terre du paradis. Je pourrais parler des charmes mystérieux de Biskra. Mais à quoi bon ? Mieux vaut la visiter. Juste pour éprouver le dicton qui dit, quand on vient à Biskra en pleure de contentement. Et quand on la quitte, on pleure de tristesse. A vrai dire, Biskra ne m'a jamais fait pleurer. Elle m'a toujours donné son sein généreux, elle m'a toujours réconforté. Ville ouverte, ville d'accueil, elle rassemble toutes les personnes qui la visitent dans les amples plis de sa générosité. Et puis comment parler de mon enfance dans cette ville sans faire allusion à sa troublante sensualité incarnée par l'indolence et la majesté des palmiers ! Tous ceux qui l'ont visitée : Gide, Wilde, Fitzgerald, Maupassant, Eberhardt et tant d'autres passants sont énivrés de sa beauté, de son climat et de sa douceur. Oui, Biskra est une ville douce. Douce comme l'enfance. Mon enfance.