Nous laissons sous une pluie battante Madrid loin derrière nous en cette matinée hivernale. Notre vœu le plus cher était de visiter dans un jour climatiquement agréable Tolède qui se trouve à 75 km de la capitale espagnole. Les rafales de vent et la forte pluie qui ont marqué cette journée n'ont pas affaibli notre espoir d'atteindre cette ville historique. Tolède (Espagne) : Correspondance particulière Il est vrai que notre route allait vers le sud de la péninsule ibérique, et, comme par magie, au détour d'une colline, la couleur du ciel virait d'un gris noirâtre à une étendue de cumulus claire. Nous avions l'impression de sortir d'un long tunnel. Les essuie-glaces de notre bus ont cessé de fonctionner, il n'y avait plus de pluie et Tolède semblait visiblement ravie de nous accueillir. Quel soulagement. Tout était donc réuni pour que nous la visitions à l'aise. A l'entrée de la ville, nous avons été surpris par la beauté des vestiges de l'architecture arabe. Une enseigne placardée sur un mur annonce un restaurante El Abbâsside, comme pour dire que la culture arabe est encore vivante dans la région et confirme une descendance séculaire. Au premier rond-point à Tolède, se trouve une grande statue d'Alfonso VI, roi de Castille, portant des plaques en marbre écrites en espagnol, en arabe et en hébreu. Un signe de tolérance qui ne trompe pas. L'art arabe a laissé ses traces De bonne heure, des files impressionnantes de touristes font le pied de grue devant les édifices historiques de Tolède. Rocio, notre merveilleuse guide, commence sa récitation apprise à l'institut du tourisme. Elle écorche les noms en arabe et Eduardo, un argentin du groupe, l'avertit : « Attention, il y a un Arabe avec nous, vous n'avez pas droit à l'erreur. » Pour l'histoire que raconte Rocio, Tolède, en arabe « Tulaytulah », se trouve dans le centre de l'Espagne. Elle est la capitale de la communauté autonome de Castilla la Mancha et a été anciennement celle de l´Espagne. Tolède est connue pour être la ville de trois cultures : musulmane, chrétienne et juive. Le bus nous dirige droit vers une vue panoramique de la ville ; de là, on s'aperçoit que Tolède est perchée sur une colline, dominant ainsi de la rive droite le fleuve Tage. On peut y voir de nombreux monuments. Tolède est déclarée ville patrimoine de l'humanité dont la richesse historique, monumentale et culturelle est l'une des plus importantes de l'Espagne. Pour l'histoire, retenons que le dernier souverain Wisigoth Rodrigue suivit une politique imprudente qui conduisit à l'invasion de Tolède par les arabes en 711. La ville fit ensuite partie du califat Ommeyyade de Cordoue. Elle sera de fait intégrée Al Andalous et les communautés musulmane, chrétienne et juive y cohabitaient pacifiquement. Cela changea avec la reconquête, suite à laquelle furent expulsés d'Espagne juifs et musulmans refusant de se convertir. Toutefois, il reste à Tolède de nombreux souvenirs de cette époque tolérante, comme la mosquée de Bâb El Mardoum, deux autres sont fermées pour cause de restauration. Il y a aussi la synagogue Santa Maria la Blanca et celle Del Transito ou la cathédrale Santa Maria et beaucoup d'autres encore. Du lieu panoramique où nous nous trouvions, nous apercevons le hammam découvert en 1986 au bord du Tage. Les vestiges à ciel ouvert nous laissent penser que ce fut un endroit assez important par la superficie qu'il occupait. Rocio nous propose de nous faire retremper dans la grandeur de la civilisation arabe. Alors, on entre à Tolède par une des neuf portes taillées dans la muraille qui entoure la ville. La vieille cité de Tolède est une succession de rues étroites dont la chaussée est en pavés. Un labyrinthe où on monte et on descend et où l'on se croirait à La Casbah d'Alger ou Derb Sansalaâ de Tlemcen. A chaque pas, on découvre des monuments historiques, des passages, ou des escaliers, dans un environnement d'architecture arabe. Ce qui frappe le plus, c'est l'ingéniosité des urbanistes arabes de l'époque qui ont, avec les constructeurs de maisons et édifices, pensé à faire des entailles dans les angles des murs pour permettre aux carrosses de passer sans gêne aucune. Aujourd'hui, ces mêmes entailles permettent aux véhicules de circuler sans que leurs rétroviseurs soient endommagés. Nous empruntâmes le pont d'Alcantara, toujours bien conservé. Le legs civilisationnel arabe dont Tolède a hérité, lui permet de soutirer des millions d'euros aux touristes qui transitent par la place Zocodover, Souk Al Dawad, autrefois marché de bêtes. L'Alcazar en restauration s'élève au dessus de nos têtes ; impressionnante cette ancienne forteresse arabe dont le mat du paratonnerre a été arraché la veille, par les violentes rafales de vent. De Tolède à Tlemcen Notre guide nous invite à visiter la synagogue, et sachant que je suis Arabe et musulman, il me pose une question qui en dit long sur l'idée que se font les Occidentaux sur notre vision des choses. Elle dira : « Etes-vous autorisé à rentrer dans une synagogue. » Ma réponse fut : « Y a-t-il une différence entre moi et ceux qui ont construit ce lieu de culte. » Le message est passé. En effet, la synagogue Santa Maria la Blanca a été construite, selon les connaissances de Rocio, en 1180. C'est un superbe exemple de style mudéjar, une forme d'art hispano-mauresque réalisé par des musulmans. Cet édifice religieux juif ressemble plus à une mosquée qu'à une synagogue. A le voir de l'intérieur, seul le mihrab fait défaut. L'inquisition et la Reconquista en Espagne ont surpris le rabbin Ephraïm de cette synagogue qui, pour échapper à la persécution, abandonna, avec tant d'autres, la péninsule ibérique et se réfugia au Maroc. Il fut vite adopté par la communauté de Marrakech. Quelques mois plus tard, il quitta cette ville hospitalière pour se rendre à Honaine, port algérien où aboutissait la route de l'or et des esclaves, mettant en relation le Soudan à Tlemcen. Ephraïm, qui était l'un des rabbins les plus prestigieux du judaïsme, arriva dans cette ville en 1391. Il s'éteignit en 1442 à 82 ans. Avec la trentaine de membres de sa famille, il repose en un lieu de rêve, au milieu des jardins juste, à la sortie de Tlemcen sur la route d'Oran. Sa tombe est aujourd'hui un lieu de pèlerinage pour tous les juifs du monde. Rocio nous a fait un aveu, elle était très intéressée par un voyage à Tlemcen pour compléter ses connaissances sur ce lien qui rapproche Tolède de la perle du Maghreb. Pour notre part, tout en discutant, nous avons constaté que les autorités de Tolède n'ont pas lésiné sur les moyens afin de rendre la visite de cette ville plus accessible, un long escalier électronique mène les touristes sur les hauteurs. Au terme de notre découverte de Tolède, nous débouchons sur l'église San Juan de los Reyes. Juste à l'entrée et sur toute la façade à droite, sont incrustées dans le mur d'innombrables grosses chaînes des esclaves espagnols aux mains des Arabes d'Al Andalous. Les chaînes ressemblent étrangement à celle que portaient Kuntakinté, le fameux esclave nègre. Ce témoignage matériel aux yeux du grand public n'a-t-il pas une signification ? C'est la question que nous nous sommes posés. Mais Tolède, en dehors de ses vestiges, dévoile d'autres secrets. Tout autour des collines qui surplombent la ville, il y a d'antiques fermes appelées « cigarallas », les cigales, qui doivent avoir obligatoirement une vue sur Tolède et qui, aujourd'hui, font office d'hôtels ou de restaurants. Après un bon repas au menu arabe, nous abandonnons Tolède avec un pincement au cœur, celui de n'avoir pas tout vu de cet immense musée aux cultures plurielles.