– Etant un livre autobiographique, aviez-vous mis beaucoup de temps afin de pouvoir raconter les conditions dans lesquelles vous étiez à cette époque à Aizer ? L'écriture est venue tardivement, mais l'idée de mettre tous ces récits dans un livre a longtemps vibré en moi. C'est vrai qu'il n'est pas toujours aisé de raconter sa propre vie, de l'étaler comme ça au grand jour. Et puis dire quoi et surtout commencer par quoi ? Au tout début, il y a des années de cela, et puisqu'on parlait souvent d'écrire l'histoire des martyrs et des moudjahidine, je voulais écrire l'histoire du combat de mon père telle qu'il me l'avait racontée, de la région de Aïzer, telle aussi qu'elle a été racontée par la famille et les hommes et les femmes de cette région qui a vécu le martyre. Mais c'est un projet très difficile à réaliser. Par la suite, je me suis dit pourquoi ne pas raconter ma vie d'enfant dans ce camp funeste. L'histoire a mûri et l'écriture s'est faite d'elle-même sans grande difficulté. Trois étés ont suffi pour écrire ce récit. – Dans les titres de chapitres, on voit beaucoup «la mère, le père», pourquoi ce choix ? Est-ce que c'est pour montrer que ce sont eux qui sont au cœur de l'histoire ou plutôt le récit qui suit les concerne ? Au tout début, le problème qui s'est posé a été comment raconter cette histoire. Est-ce je vais tout mettre sur le dos de l'écrivain qui raconte son histoire à la 3e personne, comme un narrateur extra-diégétique, qui ne joue aucun rôle dans l'histoire qu'il raconte. La 2e alternative c'est de faire raconter l'histoire par l'enfant qui devient narrateur et personnage. C'est la manière la plus évidente dans ce genre de récit autobiographique. Mais la lacune de l'enfant, c'est qu'il n'est pas acteur de beaucoup de faits qu'il raconte, des faits qu'il a connus plus tard, qui lui ont été racontés. C'est pour cette raison que j'ai opté pour plusieurs voix narratives, essentiellement la mère pour la naissance du narrateur/enfant et de sa première enfance et diverses histoires de la famille, surtout des femmes, ensuite le père qui raconte son combat, sa prison, pour arriver à l'enfant qui raconte ses premiers souvenirs, et bien d'autres narrateurs qui interviennent au cours du récit pour donner leurs versions des faits. C'est la technique narrative des mille et une nuits, où chacun raconte sa propre histoire dans un enchevêtrement d'histoires qui s'alternent et se chevauchent à n'en plus finir. Je pense que c'est la technique la plus appropriée pour ce genre de récit. – Est-ce que vous aviez des séquelles et une amertume envers la France, suite aux actes qu'ils ont commis durant votre enfance ? Avez-vous pu les surmonter ? Mon père oui, il garde des séquelles indélébiles, il garde au fond de lui une grande amertume envers la France qui l'a fait souffrir. D'ailleurs, et jusqu'à aujourd'hui, il en parle avec rage et haine, surtout envers les soldats et les harkis qui l'ont humilié. Moi, non. Je suis un enfant de l'indépendance, je suis sorti très tôt de la période coloniale, j'ai vécu dans l'euphorie et les joies de l'indépendance. J'ai connu l'école algérienne en langue française et avec elle la littérature française, l'autre facette de la France, différente de la période coloniale, j'avais des enseignants français, des pieds-noirs au collège, des coopérants au lycée, des jeunes qui n'avaient rien des ogres de l'armée coloniale, tels décrits par mes parents. Donc pour moi, la France est un pays colonial certes, il a fait des ravages au peuple algérien, on ne peut l'oublier, mais la France pour moi, c'est d'abord la langue française qui m'a façonné et m'a fait aimer la vie et l'écriture, un butin de guerre que j'exploite à fond pour entrer dans l'avenir et être en relation constante avec les bons côtés de l'Occident en général, car la langue française nous a permis, par les traductions, de connaître la littérature et la pensée du monde. Une dédicace est organisée aujourd'hui à 16h et jeudi 8 novembre à 15h par les éditions Barzakh au Salon international du livre d'Alger (SILA) au palais des expositions Safex. – Mohamed Sari Ecrivain bilingue, romancier et traducteur littéraire. Né en 1958, il est diplômé de la Sorbonne et de l'université d'Alger. Professeur de sémiotique et de littérature moderne à l'université d'Alger. Il a publié de nombreux ouvrages dont en français : Le labyrinthe (roman) (2000), Pluies d'or (roman Ed. Chihab 2015) Prix Escale littéraire d'Alger 2016. En arabe : Essaïr (1986), La carte magique (1997), El Reith (2007), El Kilaâ Elmoutaakila (Les citadelles érodées) (2013), Harb El koubour (La guerre des tombes) (2018). Par ailleurs, il a traduit une vingtaine de romans du français vers l'arabe d'écrivains algériens, à l'instar de Mohammed Dib, Yasmina Khadra et Malek Haddad. Il a notamment publié des livres de critique littéraire (en arabe) : A la recherche d'une nouvelle critique (1984), Les peines de l'écriture (2007), Littérature et société (2009). Sur le roman, essai d'analyse sémiotique (2009), Essais sur la pensée, la littérature et la critique (2013).