Ils étaient d'abord des milliers, puis des centaines de milliers, jusqu'au demi-million, a être vomis des ventres des navires en gésine, qui accostaient en cette année 1958 et toutes les précédentes les ports de l'Algérie si proche et si lointaine pour eux. Ils sont venus mourir dans les djebels de ce pays carte postale sans savoir pour quelle cause. L'école républicaine leur a enseigné qu'il faut mourir lorsque «l'étendard sanglant est levé». Et en ces temps-là, Dieu sait s'il se levait souvent «l'étendard sanglant» et si dans les campagnes mugissaient, aussi souvent, «les féroces soldats». Aller à la guerre sans demander son reste, comme va le bétail où le bouvier le mène. Aller à la guerre sans savoir que les jeunes, aussi jeunes qu'eux, qu'ils allaient affronter n'étaient pas aussi différents que ça, à cette nuance près qu'ils étaient basanés et qu'ils n'avaient pas pris de bateau pour se battre pour le pays de leurs ancêtres. Que les combattants d'ici connaissaient la cause pour laquelle ils allaient mourir en choisissant d'emprunter le chemin du maquis en 1954, lorsque leur pays meurtri le leur a demandé. Le 13 mai 1958, revoici l'homme du 18 juin 1940. Le général de Gaulle porté au pouvoir par l'alliance du puissant lobby des colons d'Algérie, l'armée empêtrée dans l'inextricable bourbier des maquis et de l'empire qui s'effrite, la vox populi vitupérante du Forum d'Alger (actuelle esplanade de l'Afrique), qui a mis à sac le palais du Gouvernement général (GG), l'incapacité d'éviter la déliquescence de l'Etat et de la République, menée par la politique de couloirs de gouvernements hebdomadaires. De Gaulle affectionne ce type de situations chaotiques. C'est un homme de grands défis, il l'a prouvé. Et secrètement, dans son for intérieur, il trépigne à l'idée de remettre ça. Le voilà donc revenu aux affaires de la République à l'issue de la kermesse de mai. Un vaudeville du genre «famille Hernandez», dénoncé par la gauche, dont celui qui allait devenir son ennemi intime, François Mitterrand, qui de toutes les façons ne connaissait pas «d'autre dialogue avec les rebelles» que «la guerre», selon son propre énoncé. Ils y ont vu un coup d'Etat militaire, digne des putschs, à la mode en Amérique du Sud à cette époque. Sur l'Algérie, comme sur beaucoup d'autres questions, le général avait sa petite idée. En privé, il y avait fait de nombreux voyages, histoire de repérer les lieux. Il a même déclaré une fois, alors qu'il visitait les installations pétrolières du Sahara, que «seul de Gaulle» apporterait «une solution au problème de l'Algérie». Il n'a peut-être pas «commencé une carrière de dictateur à 65 ans» en attentant aux «libertés publiques», dans son propre pays, mais le traitement qu'il a réservé à la question algérienne n'a hélas pas d'autre nom. Dès après son investiture, en juin, avant son élection (décembre 1958), son premier voyage est pour l'Algérie. Il en fera beaucoup d'autres. «Je vous ai compris», a-t-il lâché du balcon du GG, encadré par d'autres généraux, dont le fameux Raoul Salan, futur patron de la sinistre OAS, qui de sa voix de fausset avait lancé un «Vive de Gaulle» à une foule en délire qui pavoisait, on a même dit qui «fraternisait». A l'équivoque présidentielle de l'un répondait en écho l'engagement sans réserve de l'armée. Et comme dans le protocole de Potemkine, on avait amené quelques «Arabes enturbannés» et quelques «Fatma», lesquelles, dans un large geste, tout aussi mis en scène que le reste, enlevaient la voilette qui leur masquait le bas du visage, geste qu'elles refaisaient à souhait pour les photographes et les actualités du Pathé Journal. «L'Algérie se dévoile», annonçaient les titres dilatés sur cinq colonnes à la une des journaux qui jubilaient à l'unisson à Alger et en métropole. «En Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie de population… des Français à part entière», poursuivait l'habile tribun, la voix portant haut, mais couverte des vivats plébéiens. Il fallait faire quelque chose Ainsi fut conçu le Plan de Constantine qui devait lancer la modernisation de l'Algérie, une tâche confiée à un civil, Paul Delouvrier, nommé délégué général. Cela pour la carotte, restait le bâton. Même si de Gaulle n'était en rien responsable des déboires de son armée, que ce fut en Indochine, après Diên Biên Phu, à Suez, où l'expédition punitive contre Gamal Abdenasser, pour récupérer le canal, s'est heurtée à l'ultimatum des Soviétiques et l'indifférence feinte des Américains ; ou enfin ici en Algérie, avec le peu glorieux épisode des révélations sur les tortures, lesquelles vont de toutes les façons se poursuivre jusqu'à la fin du conflit, et une armée de libération qui n'arrêtait plus de compter des points, il avait le goût amer de ses humiliations. Et puis le grand projet européen qui le taraudait ne pouvait se construire avec une nouvelle déroute de l'armée dans les montagnes d'Afrique du Nord. Il fallait à cette armée une victoire sur le terrain, et de Gaulle allait y mettre le prix humain et matériel pour la remporter. Beaucoup d'analystes et d'historiens français affirment sur la foi des Mémoires du général qu'il «voulait se débarrasser de l'Algérie en tranchant, s'il le faut, le câble de cette remorque trop lourde : par la nécessité permanente où la France se trouve sur le plan international de justifier son action et d'acheter les silences ou les abstentions, celle-ci l'empêche de voguer au premier rang». Rien en 1958, ni après du reste, n'indique les intentions véritables du général-président sinon sa foi lorsqu'il affirme dans ses Mémoires avoir voulu aller dans le sens de l'histoire, en ayant projeté de déboucher sur l'indépendance ou l'autodétermination de l'Algérie. Pourquoi tant de morts si son intention était de ne pas aller contre le sens de la marche du monde ? Que n'a-t-il épargné de vies humaines parmi les siens et chez les autres si son but était de rendre aux Algériens leur liberté et à l'Algérie sa souveraineté ? Alors qu'un «espoir raisonnable» (la tournure est de lui) avait, en Algérie, accompagné le retour de de Gaulle, sa politique a exacerbé les sentiments et radicalisé les positions tant chez les Européens que chez les Algériens, malgré une propagande intense pour tenter de rapprocher les communautés dans des cérémonies œcuméniques douteuses mâtinées de grossières manœuvres paternalistes tendant à montrer des Algériens grimés en Français de seconde zone. C'est, hélas, la guerre et la mort qui ont triomphé avec l'avènement du général de Gaulle. Il ne se trouve aucun acteur vivant (ou mort et l'ayant fait savoir) qui a participé à la guerre de libération qui puisse affirmer le contraire. Pour l'exécution de la partition militaire, il nommera le général Maurice Challe, «le seul qui avait réfléchi à la manière de gagner la guerre», disait-on dans les couloirs des ministères (voir encadré). «Pour la première fois, les Français disposaient d'un chef qui avait un plan. Conçu par Salan, il fut appliqué par Challe.» Après la mise entre parenthèses de tout le pays par le renforcement des barrages électrifiés de la ligne Morice à l'est et à l'ouest, la guerre pouvait enfin se dérouler en vase clos. Etouffer l'ALN en empêchant son approvisionnement en armes et en munitions, puis reconquérir progressivement les positions fortes qu'elle s'était assurées dans les massifs montagneux après d'incontestables succès militaires, en mettant en action un remarquable bulldozer qui n'épargnerait aucun pouce de territoire, telle était la base de la stratégie adoptée. Pour ce, le budget de l'armée en cette fin 1958 sera majoré de 16,9%, les taux d'imposition seront relevés et de nouvelles taxes créées. Plus d'un demi-million d'hommes seront nécessaires et mobilisés pour la réalisation du plan Challe, sans doute le plus important jamais mis en place par l'institution militaire française durant la seconde moitié du XXe siècle. Est-ce ainsi que les grandes œuvres pacifiques se préparent ? Méticuleusement, Challe mettra en place les instruments humains et tactiques qui vont lui assurer la victoire. Ruses de guerre, développement de l'arme psychologique, recherche et analyse du renseignement, utilisation maximale de l'intimidation, unités de combat adaptées comme les commandos de chasse (voir encadré) ou les «réserves générales» même si elles demeurent dans les faits moins efficaces qu'espérées (voir encadré). Casser physiquement et moralement les wilayas l'une après l'autre par des opérations de très grande envergure qui réuniraient des milliers de soldats et des généraux par poignées. La Wilaya V est la première à accuser le choc de départ, rien n'est négligé : l'aviation, l'artillerie, les blindés, l'infanterie, tout le pas est labouré par tout ce qui roule, pilonné par tous les calibres, piétiné par tout ce qui marche. L'objectif est de donner des coups létaux, pour que rien ne se relève, casser toute l'organisation du FLN-ALN mise en place patiemment jour après jour. Broyer les populations, les affamer, pour les forcer à joindre les camps de regroupement dont l'objectif est de retirer «l'eau au poisson». Faire perdre confiance en l'ALN qui avait semé l'espérance dans les populations. Elles seront encadrées par les sournoises Sections administratives spécialisées (SAS), lesquelles vont instiller une propagande finement préparée à l'intention de populations analphabètes, ignorantes, superstitieuses, mais qui, malgré tout, demeureront attachées aux idéaux pour lesquels elles se sont engagées dès le départ avec l'ALN. Utilisant l'arme de la faim, la maladie, l'école, les dispensaires et souvent du chantage, en prenant en otage des familles ou tout simplement l'appât du gain, parfois aussi, hélas, la violence des purges due à l'épidémie de la «bleuite», les services psychologiques de guerre de l'armée française vont renforcer les harkis. Ceux-ci ayant définitivement basculé de l'autre côté de la barrière vont se déchaîner contre ceux qui étaient naguère leurs propres mères et pères, sœurs et frères. C'est ainsi que furent créés les groupes d'autodéfense et les commandos de chasse auxquels, les récents témoignages l'attestent, étaient confiées les basses besognes. Pendant les opérations du plan Challe, le nombre des harkis a considérablement augmenté. Selon Gilbert Meynier, «le nombre des Algériens combattant dans l'armée française augmenta considérablement de 60 000 à la fin 1957 à 90 000 en octobre et 189 000 au 1er juin 1960». A la manière des exterminateurs, les régions étaient systématiquement traitées, puis occupées par des unités légères. Mais cette politique s'est avérée peu payante car dès le rouleau compresseur parti, l'ALN réoccupait le terrain, sinon physiquement, mais politiquement et de façon durable. La pacification n'est pas affaire de théories. Les officiers français l'apprendront trop tard. Ce qu'ils considéraient comme des bavures était en fait la conduite des affaires dans les camps de concentration appelés – euphémisme grotesque – de «regroupement». Les gardes, prétendument chargés de la sécurité étaient en fait des geôliers qui avaient droit de vie ou de mort sur les populations qui y étaient retenues contre leur gré. Des chefs parmi les plus prestigieux que l'ALN ait connus trouveront la mort dans les opérations du plan Challe. Amirouche, chef de la Wilaya III, et Si El Haouès de la Wilaya VI en route vers Tunis pour réclamer des armes et des munitions au GPRA tomberont à Djebel Thamer, non loin de Bou Saâda, le 28 mars 1959. Si M'hamed de la wilaya IV trouvera la mort à Ouled Bouachra (sud de la wilaya) le 5 mai. Le colonel Lotfi, le seul colonel de la Wilaya V à avoir commandé de l'intérieur, tombera au champ d'honneur le 29 mars 1960, du côté de Béchar. En mars 1959, le GPRA réuni au Caire écoute un témoignage troublant du commandant Omar Oussedik, secrétaire d'Etat du GPRA, qui fait un rapport hallucinant de la situation à l'intérieur. La guerre, disait-il en substance, n'a jamais atteint une telle ampleur. Il relève le double langage de de Gaulle qui, d'un côté, exprime une certaine volonté d'ouverture politique, mais qui, de l'autre, intensifie les opérations militaires sur le terrain. De son côté, en décembre 1959, le colonel Si Salah (Zaâmoum), de la Wilaya IV, adressera, avant son entreprise élyséenne du conseil de wilaya, un véritable SOS désespéré à Tunis pour demander en termes agressifs de l'aide en armes en munitions et en cadres décimés par les «purges». Les opérations Courroie, Pierres précieuses, Jumelles, Ariège, etc., si elles ont eu pour effet de déstabiliser l'ALN et toutes les institutions mises en place par elle, telles les assemblées populaires, les instances judiciaires ou autres logistiques, si elles ont sérieusement ébranlé le moral des djounoud, elles n'auront pas été plus meurtrières que le reste des combats durant les années précédentes. Les statistiques de l'armée française indiquent le chiffre de 26 000 en 1959 contre 33 500 en 1957. Ce «body couting» macabre ne reflète en rien la violence de l'offensive Challe, car il fait abstraction des victimes civiles, lesquelles ont pâti des exactions et des bombardements aveugles sur les villages, les douars, les dechras de l'ensemble du nord du pays. Affaiblie humainement et matériellement, l'ALN ne connaîtra pas toutefois le doute que voulait installer l'offensive Challe dans les maquis. Elle sut s'adapter en réduisant la taille de ses unités et de ses ambitions stratégiques. #Elle a su trouver dans sa parfaite connaissance du terrain et de l'ennemi les méthodes idoines de survie et de harcèlement malgré les terribles pertes qu'elle a subies. Ce n'était pas une renaissance, mais une évolution stratégique qui lui a permis de durer. Sources : La Guerre d'Algérie, Patrick Eveno et Jean Planchais, Laphomic, Alger, 1990. La Guerre des appelés en Algérie 1956-1962, Erwan Bergot, Presses de la cité, Paris, 1980. La Guerre d'Algérie – La Fin de l'amnésie, t. 1, M. Harbi et B. Stora, Chihab éd., Alger, 2004. Ferhat Abbas, B. Stora et Z. Daoud, Casbah Editions, Alger, 1995. Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Gilbert Meynier, Casbah Editions, Alger, 2003. La Guerre d'Algérie 1954-1962 – La transition d'une France à une autre – Le passage de la IVe à la Ve République, Hartmut Elsenhans, Publisud, 1999.