VI. La rente pétrolière des pays producteurs. Sa place et ses fonctions dans le cycle et le circuit économiques 1) Nous entendons par cycle du système capitaliste mondialisé l'articulation organisée de l'ensemble des processus économiques et sociaux de production et de reproduction sociale du capitalisme. Le mouvement de ce cycle passe périodiquement par des phases de croissance ou de prospérité, de crises, de dépressions et de reprises. La plus grande partie des pays producteurs de pétrole des pays dominés est insérée dans ce cycle par les particularités de ses circuits économiques et sociaux. Un circuit est un ensemble de phases répétitives de l'activité économique, activité de production, d'échange, de répartition et de consommation. Dans la mesure où l'activité pétrolière dans ce type de pays est considérée comme dominante du point de vue du produit qu'elle génère, nous allons examiner le mouvement de ce processus pétrolier dans le cycle et dans le circuit. Avec bien sûr pour point de mire principal le comportement du procès de production, d'échange, de répartition et de consommation du revenu monétaire appelé rente pétrolière. Il va sans dire que l'activité économique générée par le circuit est une partie de l'ensemble des activités pétrolières des autres pays producteurs de pétrole et qui sont intégrés dans l'ensemble pétrolier mondial. Par exemple, l'économie pétrolière de l'OPEP est un circuit pétrolier qui regroupe en son sein l'ensemble des circuits des pays adhérents de cette organisation. 2) Il serait profondément erroné de chercher à réduire le procès de production pétrolier à ses côtés exclusivement économiques. Erreur qui est généralement commise par beaucoup de spécialistes. Ou encore de réduire l'approche de ce procès à des types de prix : la production pétrolière et les conditions de sa commercialisation qui regroupe aussi les phases de répartition, de redistribution et de consommation des revenus pétroliers, est le lieu de rencontre de l'ensemble des conflits que génère une matière première aussi sensible à la marche du système capitaliste qu'est de nos jours cette production pétrolière. Les conflits, les guerres, les renversements de pouvoirs fragiles, les changements d'équipes politiques et autres ne se concentrent pas uniquement ou exclusivement autour du problème de l'accaparement et de la répartition de la rente entre les parties en présence. Il y a toute une hiérarchie de motivations qui entrent en compte : – De nos jours, l'objectif et la recherche de suprématie de l'ensemble multinational américain pour tenter de devenir le pourvoyeur obligé de la matière première pétrole aux autres multinationales et pays capitalistes développés. Cet objectif géostratégique explique d'une certaine manière deux réalités, à savoir se doter d'un pouvoir de monopole mondial par rapport aux situations de monopole international. La course est engagée et la guerre en Irak en est un cas entre autres. Mais la géostratégie demeure au service des objectifs d'accaparement de la rente pétrolière. – L'économie pétrolière – et ses modes de fonctionnement particuliers dans le système capitaliste – est elle-même à l'origine de la mise en place d'une division du travail entre le complexe pétrolier proprement dit et le complexe militaro-industriel. Il y a un circuit interne ou un processus interne qui s'établit au centre du fonctionnement du cycle économique du capital mondialisé et qui est à l'origine de détournements de procès économiques censés être productifs pour être transformés en procès improductifs. Par exemple, l'organisation de conflits oblige les pays agressés de se doter de moyens de défense et de créer les conditions d'un détournement de parties importantes de la rente à des fins d'armement. Les exemples sont très nombreux de brigandages et de chasses aux revenus pétroliers au Moyen-Orient de la part du capitalisme américain ! ou en Afrique de la part de l'impérialisme français ! Il s'agit de créer des «abcès» locaux et régionaux qui permettent à la mondialisation impérialiste de venir se positionner en «intermédiaire» de conflits, de tensions qui «boostent» l'utilisation improductive des revenus pétroliers. Ces cas concrets qui sont relatés par des sources nombreuses sont des facteurs qui perturbent profondément l'activité de la politique de développement et maintiennent les revenus pétroliers de ces pays dans les sphères de circulation du capital financier international ! 3. Les prix pétroliers, politique de développement et politique économique C'est dans et par les conditions de la commercialisation du produit pétrolier dans le marché international que la rente pétrolière devient un revenu. Plus cette part du produit est importante dans l'ensemble du procès de production, plus le volume du revenu pétrolier est important, si le niveau des prix du pétrole a augmenté nominalement. La rente en se convertissant en prix devient un revenu qui a deux facettes -un revenu réel et un revenu nominal. Les statistiques internationales élaborent de longues séries de comparaison des niveaux des prix du pétrole. Le prix nominal en augmentation, ne signifiant pas nécessairement un gain de pouvoir d'achat décisif. Plus le décalage entre revenu pétrolier nominal et revenu pétrolier réel est important, plus se trouvent «coincées» la politique de développement et la politique économique des pays pétroliers qui ont sabordé les potentialités d'autonomie de leur politique de développement initiale. Si on ajoute à cela tout un ensemble de mécanismes pervers qui rongent de l'intérieur les branches saines restantes de la politique de développement, alors le processus de mutation de la politique de développement en politique économique est en marche. Il s'accompagne d'une décomposition lente, mais sûre des rapports économiques et sociaux anciens et présents. Une nouvelle échelle de valeurs et de références se met en place sous le couvert d'une économie de marché qui prétend à l'efficacité. Et l'ancienne politique de développement qui offrait des perspectives d'amélioration – si des mesures générales de redressement avaient été prises – ne signifie plus rien au regard des nouveaux pôles d'intérêt que fait miroiter le processus économique du capitalisme pétrolier mondial. Dans ces conditions, le pays producteur de pétrole devient exportateur des produits extraits de son sol. Ils sont vendus – lui dit-on – selon la loi de l'offre et de la demande. «Pauvre loi de l'offre et de la demande» qui permet d'endosser et de faire valider le mensonge planétaire des transactions du capital transnational ! Comme si le revenu national des pays producteurs de pétrole n'était pas déterminé par des prix de monopole bas ? Ce qu'il ne faut point confondre avec les prix de monopole élevés qui donnent accès aux multinationales du pétrole de s'approprier des parts importantes de la rente pétrolière. Prix de monopole et rente pétrolière : Quand on examine le circuit du produit pétrolier destiné à la vente dans le marché capitaliste international, nous croyons y distinguer deux étapes distinctes : 1. La première étape est celle qui part du procès de production jusqu'à la vente du produit par l'OPEP ou par d'autres pays producteurs sur le marché. La transaction se faisant toujours dans un marché monopolisé, surveillé, encadré principalement par les grandes compagnies. Nous pensons que cette partie du circuit commercial obéit à la vente du produit selon le prix de monopole bas. Statistiquement parlant, le prix de monopole bas, si nous prenons comme référence les accords et conventions entre producteurs et sociétés, serait de 60% du prix de vente sur le marché. L'autre partie du processus, qui comprend d'autres procès de production, de commercialisation et de services, est prise en charge par les compagnies, les entrepreneurs indépendants, parfois par les unités de l'Etat. Nous pensons que cette deuxième partie du procès de production et de commercialisation du produit pétrolier obéit aux impératifs de vente du produit selon le prix de monopole élevé. Dans cette deuxième partie du circuit, il y a une première opération d'accès direct à l'autre partie de la rente pétrolière différentielle représentée par les 40% du prix de monopole élevé. Ensuite, il y a une opération de redistribution à partir de l'immixtion fiscale de l'Etat. De toute façon rente absolue ou rente différentielle, il serait difficile de faire la part nette de ces revenus dans le prix de monopole. Marx s'était posé déjà des questions très proches de ce genre d'interrogations : «La rente absolue joue un rôle plus considérable encore dans l'industrie extractive proprement dite, où un des éléments du capital constant, la matière première disparaît complètement et où le capital a nécessairement la composition la plus basse, à l'exception des branches dans lesquelles la partie consistant en machines et autre capital fixe est très importante. Dans ce cas précisément où la rente semble due au seul prix de monopole, il faut des conditions de marché extraordinairement favorables pour que les marchandises soient vendues à leur valeur ou que la rente soit égale à l'excédent total de la plus-value des marchandises sur leur prix de production. Il en est ainsi, par exemple, de la rente sur les pêcheries, les carrières, les forêts naturelles, etc.» (3) Mais Marx, déjà avant ce texte, se pose des questions, parce que le problème doit encore faire l'objet de recherches qui sont en dehors des problèmes de la rente proprement dits, mais qui relèvent du prix de monopole. «En dehors d'elles c'est-à-dire des deux formes de rente- c'est nous qui précisons pour le lecteur”, la rente ne peut découler que d'un prix de monopole proprement dit que ne déterminent ni le prix de production ni la valeur des marchandises, mais la demande et le pouvoir d'achat des clients. Son étude doit prendre place dans la théorie de la concurrence où le mouvement réel des prix de marché sera examiné» (4) Prix de monopole et répartition de la rente Nous pensons que la répartition de la rente pétrolière se fait par l'intervention active sur le marché du prix de monopole élevé. Ce sont les exigences de fonctionnement de ce prix qui organisent à la fois les prélèvements et la première répartition de la rente. Cette première répartition se fait sans entraves, selon les accords de prix de vente du produit pétrolier. Cela est la vision théorique du problème de la répartition de ce produit stratégique. Si nous prenons en considération les exigences étroites de la logique du capitalisme mondialisé. Au sein de cette répartition, il y a des redistributions qui s'organisent, si nous voulons bien croire beaucoup d'auteurs qui relatent ces faits et ces processus cachés. En supposant qu'ils soient vrais, si on s'appuie sur les faits relatés par le procès d'Elf et tous les scandales qu'il a révélés, ou encore ce qui s'est écrit sur les formes de détournements de la rente au Moyen-Orient, ou encore les malversations des sociétés pétrolières américaines – Halliburton entre autres – et les guerres suscitées en Afrique, lorsque sociétés américaines et sociétés françaises se disputent la mainmise sur les ressources pétrolières par personnalités autochtones interposées. La redistribution du revenu pétrolier, dans ce cas, est amorcée par une ponction sur le produit ou sur le revenu national qui ne revient pas au pays qui l'a produit. Il rejoint d'une façon ou d'une autre les différents canaux du capital financier. Il s'agit donc là d'une ponction sur le revenu national du pays ou de l'ensemble de ces pays. Le concept théorique le plus proche pour désigner cette ponction est l'extorsion d'un butin pétrolier qui peut être un butin de guerre ou un butin d'après-guerre.. VII. En guise de synthèse et de conclusion… Quelles orientations théoriques peut-on tirer ? Il semble que la stratégie néo-libérale, médiatisée par les courants politiques autochtones qui se retrouvent dans cette démarche, ait eu pour objectif principal d'éliminer de la scène toute velléité de politique de développement qui envisage l'activité économique comme un ensemble d'activités qui sont à la recherche de décisions et de choix volontaires nationaux. Le courant néo-libéral et ultra-libéral refuse et rejette toute perspective de socialisation de la rente pétrolière. Ce refus se traduit sur le terrain pratique par un retour discret aux dénationalisations, donc à la privatisation du domaine pétrolier et où les décideurs locaux deviennent des porte-parole et des intermédiaires indispensables des actes de marchandages. Mais, comme nous l'avons démontré ci-dessus, le blocage du développement national n'est pas dû, comme on a voulu nous le faire croire, à l'existence et à l'utilisation improductive des ressources provenant de la rente pétrolière. Nous énumérons ci-dessous les causes explicatives du blocage structurel du développement national. 1) La matrice principale qui a créé et qui a rassemblé les facteurs du blocage du développement est dans le projet politique du pouvoir ou de parties du pouvoir d'Etat qui ont vu, dans la politique de développement initialement lancée, un obstacle à leurs plans ou à leurs projets d'enrichissement. Une véritable casse des forces productives nationales a été organisée ; elle a pris des visages multiples, que l'on a vite classés dans la rubrique de la mauvaise gestion, de l'incompétence ou de l'inexpérience. En réalité, il s'agissait d'arrêter le processus de formation et d'extension des forces productives nationales qui pouvaient former une large base de création et de structuration des forces de développement. L'attentat organisé contre la propriété publique, représentée par le secteur économique d'Etat, a été la cause profonde du blocage structurel du développement par l'arrêt du processus de formation du marché national et la préférence accordée à la nécessaire extension du marché intérieur, au détriment du développement du marché national. Depuis que ce processus a pris le dessus, les partisans du néo-libéralisme ne cessent d'échouer sur leur propre plateforme qui veut bien nous suggérer avec force discours «qu'on peut acheter le développement !» Il s'ensuit que le développement ne pourra jamais reprendre son élan parce que la structure économique a été amputée d'une partie importante de ses capacités d'extension. Le secteur privé, au lieu d'organiser son propre processus d'accumulation, se trouve «alléché» par des perspectives d'enrichissement. Mais enrichissement ne signifie jamais accumulation pour le développement et la croissance. Si nous comparons avec d'autres démarches, celles de la Chine, de l'Inde, de la Corée du Sud, celles-ci étaient comparables à notre première étape de développement. Ces pays ont développé simultanément et parallèlement les secteurs d'Etat et privé et ont étendu les formes de la division du travail entre eux. A l'inverse de ceux d'ici qui ont vu et voient dans le secteur privé capitaliste étranger et multinational le partenaire le plus proche. Est-ce à dire que les leçons de la domination coloniale n'ont pas été tirées ? Il y a d'autres obstacles qui sont à l'origine de l'arrêt du développement. Ce sont les profondes perturbations et perversions que subit le revenu pétrolier. Les détournements, les transferts indus, les commissions du capital et tant d'autres situations qui organisent de «véritables orgies financières»… Ces opérations font subir au revenu national une «monstrueuse cure d'amaigrissement». Plus grave encore, ces opérations répétitives créent des circuits autonomes qui organisent de près ou de loin le secteur informel, qui n'est autre que le capital marchand, forme antérieure au capital commercial et qui crée des obstacles structurels à toute velléité d'industrialisation. Il s'ensuit que le capital marchand peut politiquement et économiquement faire alliance avec le capital d'affaires. A propos du capital marchand, Marx a écrit : «Là où le capital marchand domine, il représente par conséquent, partout un système de pillage, tout comme d'ailleurs son évolution, chez les peuples commerçants des temps anciens et des nouveaux, est directement liée au pillage par la violence, à la piraterie, au rapt d'esclaves, à la soumission dans les colonies… » (5) Notes : (3) (4) (5) – K. Marx : Le Capital tome 3. 6e section, chap. 46 p. 809, 800, 811 et 347.