Depuis Constantine, la réorganisation est surtout l'œuvre de Raoul Borra, elle aboutit à la publication à Alger au nom de trois fédérations départementales, d'un nouvel hebdomadaire Fraternité, dont le n°1 est daté du 16 décembre 1943. Comme la SFIO a sa place à l'Assemblée consultative provisoire réunie à Alger le 3 novembre, les personnalités socialistes refont surface, la représentation parlementaire est leur première pensée. Le 15 janvier 1944 peut enfin se tenir le Congrès interfédéral de la SFIO d'Algérie. Comme les plus jeunes militants oscillent entre parti socialiste et parti communiste, la plateforme du Congrès se réclame d'un marxisme économique et de lutte de classe ; c'est aussi une pratique de discours social-démocrate classique. «Le problème musulman algérien ne peut être disjoint des problèmes que le socialisme se propose de résoudre en France, en Europe et dans le monde.» La question coloniale sera donc résolue après «la transformation de la société capitaliste en une société socialiste». Le congrès manifeste «sa solidarité fraternelle avec les populations musulmanes associées à la destinée du prolétariat européen de l'Algérie». L'égalité des droits est un principe et l'assimilation est un vœu qui traverse la barrière coloniale, mais selon une progression qui est comme l'élévation des colonisés, à travers les évolués, pour aboutir à «l'intégration de tous les éléments ethniques de ce pays dans la communauté française», ce qui veut dire communauté nationale française. Renvoyant la question algérienne à la question sociale, la gauche française socialiste et communiste, certes antifasciste et adepte de la fraternité des races, s'enferme dans sa mobilisation patriotique et est inconsciente de son nationalisme français. Le mouvement national algérien est à part. Des amis du Manifeste de la liberté à la coupure nationale algérienne de mai 1945 Certes, les Algériens participent à l'armée française d'Afrique du Nord. A la différence des Français citoyens, les musulmans français ne sont pas tous appelés, mais la part des engagés est importante; aussi constituent-ils la majorité de cette armée coloniale. Pour l'Algérie, cette armée des campagnes de Tunisie, d'Italie et de France, en 1943-1945, rassemble près de 150 000 musulmans et 120 000 «Européens». Ce sont les maires, les administrateurs et les caïds qui prélèvent les appelés depuis l'avant-guerre de 1914 ; une certaine résistance à la conscription grossit le nombre des «insoumis», selon la catégorie punitive des autorités françaises. En 1943 et 1944, l'insoumission apparaît cette fois comme une manifestation de politisation, que les services attribuent au PPA clandestin, l'influence est certainement plus diffuse, mais la signification nationaliste, certaine. En juillet 1943, l'insoumission atteint les 20% avec 11 119 insoumis, car l'armée compte à l'unité près tout en recopiant les erreurs, sur 56 455 inscrits musulmans. La poussée touche au record dans la circonscription de Blida : 584 insoumis pour 674 inscrits. La résistance est le fait de jeunes militants urbains, instruits, à l'exemple de Benyoucef Ben Khedda. L'insoumission est aussi importante parmi les Kabyles de formation française. Après leur mobilisation, Lamine Debaghine et Ramdane Abane abandonneront leur régiment. Il n'y a, dans cette histoire militaire, que A. Ben Bella à Monte Cassino. Les communistes mettent en avant l'épuration des traîtres pour avoir servi Pétain, et redoublent de propos vengeurs au moment du procès à Alger en mars 1944 de l'ancien ministre de l'Intérieur, Pierre Pucheu, condamné à mort et exécuté sous la présidence donc de de Gaulle. Le nationalisme algérien est dénoncé lui aussi comme servant la trahison, par séparatisme. Ce qui traduit le mieux la coupure entre la société colonisée et l'emballement patriotique français à gauche, c'est à partir de septembre 1944, le succès des amis du manifeste de la liberté; les communistes échouent à dresser contre leurs comités des amis de la démocratie qui ne regroupent que les fidèles. Les AML rejettent l'ordonnance du 7 mars 1944, comme l'avaient fait, Ferhat Abbas et les ouléma, et font campagne contre l'inscription sur les listes du collège des citoyens français ; les communistes et la gauche française ne cessent de miser sur les élections. L'hebdomadaire des AML, dont le tirage dépassera peut-être les 100 000 exemplaires, reprend le nom d'Egalité ; il se garde d'écrire carrément, indépendance. Les tracts et journaux clandestins, «l'action algérienne», ne parlent que de libérer l'Algérie : «Que faire pour libérer notre patrie ?», «La nation algérienne en marche pour sa libération et son indépendance», et le plus souvent : «Algérie libre». En février 1945, les AML seraient implantées dans 200 sections, le rapport de Chadli Mekki, président de la fédération de Constantine, recense, en avril 1945, 257 sections, 115 pour le département de Constantine, 86 pour celui d'Alger, 56 pour celui d'Oran. De 300 000 adhérents, on serait passer à 500 000. La conférence nationale des AML tenue les 2, 3 et 4 mars reprend le mot d'ordre du PPA de parlement et de gouvernement algérien, et salue Messali comme «le leader incontesté du peuple algérien». Alors que la situation agricole est tendue, que le marché noir sévit, en cette précipitation vers la fin de la guerre mondiale, il se produit un emballement d'espoir qui fait croire la libération prochaine. A l'idée d'un Etat algérien reconnu au sein d'une fédération française que soutient Ferhat Abbas, s'offre une alternative d'Algérie libre dans une Fédération arabe, comme le promet le protocole d'Alexandrie signé à l'automne 1944 qui sert à la constitution de la ligue arabe au Caire le 22 mars 1945. Les puissances alliées contre l'Axe préparent la conférence des Nations unies qui doit se tenir à San Francisco et se réclame du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. A Tlemcen en mars 1945, le cheikh Ibrahimi qui parle au nom des ouléma qui prennent part aux AML et au Mouvement des scouts musulmans, déclare que le président Roosevelt fera reconnaître, à San Francisco, l'indépendance de l'Algérie. C'est cette montée d'espoir en un terme proche, que veulent trancher les services français. C'est en l'absence du gouverneur Chataigneau, qui est socialiste, que le secrétaire général du gouvernement général, P. R. Gazagne, le 19 avril 1945, fait arrêter Messali, déporté à El Goléa puis à Brazzaville. Les autorités françaises et le gouvernement de de Gaulle couvrent cette action qui tient d'une politique coloniale de rejet, sinon de provocation. Chataigneau de retour ne peut qu'endiguer la vague d'arrestations engagée. Ces actes de forces renvoient l'illusion de l'heure venue, au recours insurrectionnel. Les manifestations du 1er mai ouvrent les temps de la violence directe. Les défilés du 1er mai manifestent la puissance retrouvée des syndicats et le triomphe patriotique français. Les AML défilent en masse serrée de cortège séparés brandissant les drapeaux algériens, chantant Fidaou El Djazaïr et scandant les slogans «Algérie libre» et «libérer Messali». A Alger, les heurts avec la police, qui veut démanteler ce cortège, font pour le moins 3 morts et 13 blessés ; il y eut des blessés à Bougie et à Oran. Devant l'effet de masse dans le Constantinois, le commandement français concentre des troupes, alors que comme partout dans la campagne algérienne, les colons ont leurs réserves d'armes quand sous le couvert patriotique, ils n'ont pas formé des groupes armés. Les services annoncent que «le PPA est en traint d'organiser l'insurrection générale». Du 3 au 6 mai, plus d'une trentaine d'arrestations sont lancées. Des responsables communistes reprennent l'accusation de complot des «pseudo-nationalistes au service des impérialismes étrangers».La direction des AML autour du docteur Debaghine pensait lier le mot d'ordre d'insurrection au jour de l'armistice. La proclamation du 8 mai semble avoir pris de court la transmission de la directive d'insurrection générale, rapportée ou reportée ce qui n'empêche pas des appels locaux. C'est vraisemblablement le 18 mai que l'ordre fut relancé pour la nuit du 23 au 24 mai. Il parviendra inégalement aux sections et tout aussi inégalement l'ordre de suspendre qui suivit. Mai 1945 appartient bien à l'histoire du mouvement national algérien, en cette répétition comme forcée de l'acte insurrectionnel. Ce qui ressort de ces jours de violence, c'est la démesure de la répression et l'évidence de la coupure entre mouvement national et mouvement ouvrier.