Le premier constat qui est difficile à contourner, même pour ceux qui abordent le texte pour le texte, est l'appartenance d'Albert Camus à ce pays qu'est l'Algérie qui l'a vu naître et qui a nourri son être, son imaginaire et sa sensibilité. En effet, la vie et l'œuvre de cet écrivain hors norme sont profondément ancrés en Algérie. Dès le début de cet essai, il a semblé primordial pour l'auteur d'insister sur ce fait historique et biographique : «L'Algérie est donc une des clefs dont on ne peut se passer pour comprendre l'homme et l'écrivain.» D'ailleurs Christiane Achour rappelle avec pertinence ce que Albert camus écrivait dans la préface de L'envers et l'endroit : «Chaque artiste garde au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu'il est et ce qu'il dit. Pour moi, je sais que ma source est dans L'envers et l'endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu.» Cette déclaration a le mérite d'être claire pour ceux qui occultent ou pour ceux qui en doutent ! Il est vrai que contrairement à certains romanciers français en mal d'exotisme, Albert Camus n'a jamais été l'écrivain de «l'extériorité et du voyage», bien au contraire sa position a été celle de «la résidence et de l'ancrage». Pour cet homme qui est né un 7 novembre 1913 à Mondovi dans l'est algérien, qui a vécu à Belcourt, qui a étudié au lycée Bugeaud (lycée Emir Abdelkader) à Bab El Oued, dans un milieu plutôt modeste, voire pauvre, pour celui qui a si bien décrit Tipaza, le chemin intellectuel et personnel a été fabuleux. La récompense ultime fut le prix Nobel de littérature qui lui a été attribué en 1957. A Stockholm, après la remise du Prix prestigieux, il a été interpellé par des étudiants sur son silence à propos de l'Algérie et de ce que l'on appelait à l'époque «les événements». Il répond : «Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j'ai cessé d'agir. J'ai été et je suis toujours partisan d'une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l'égalité. J'ai dit et j'ai répété qu'il fallait faire justice au peuple algérien.» Cela a aussi le mérite d'être sans ambiguïté, et pourtant ! Albert Camus a été critiqué, voire rejeté dès le début de l'indépendance de l'Algérie par de nombreux intellectuels algériens. Et c'est là où le travail de recherche de Christiane Achour devient, à mon avis, intéressant, car elle ne donne pas son avis sur la question, elle rappelle les écrits des uns et des autres, elle reprend Albert Camus dans le texte et argumente le fait que ce romancier, que cet essayiste a été pour la justice et pour le peuple algérien. Elle démontre les contradictions des propos de certains, en rappelant les écrits avant et après l'indépendance de certains intellectuels algériens comme celui de Taleb Ibrahimi qui écrivait dans sa lettre ouverte à Albert Camus en 1957 : «Pour la première fois, un écrivain Algérien non musulman prend conscience que son pays, ce n'est pas seulement la lumière éclatante, la magie des couleurs, le mirage du désert, le mystère des Casbah, la féerie des souks, bref, tout ce qui a donné naissance à cette littérature que nous exécrions, mais que l'Algérie, c'est aussi et avant tout une communauté d'hommes capables de sentir, de penser et d'agir.» Où se trouve donc la faille qui a provoqué tant de courroux ? C'est la fameuse phrase prononcée d'ailleurs à Stockholm : «Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.» Pour Christiane Achour, cette phrase a été détachée de son contexte pour porter un jugement sans appel sur Albert Camus l'homme, et ceci dans un contexte chargé politiquement et émotionnellement en 1962-1963. En effet, elle écrit avec justesse : «Après 1962, la fermeture du discours officiel autour de la seule identité arabo-islamique a été une autre manière de ne pas prendre en charge la pluralité algérienne.» Dans ce cadre donné, le ton approprié au discours critique sur Camus a été donné, comme la conférence de Taleb Ibrahimi en 1963 à la salle Ibn Khaldoun qui a verrouillé «toute lecture sympathique de l'écrivain». De nombreuses citations d'écrivains, d'hommes de lettres forment la dernière partie de l'ouvrage, et il est intéressant de lire les différents points de vue qui vont du rejet au commentaire nuancé qui se veut juste comme celui de Mouloud Mammeri dans un entretien avec Tahar Djaout où il estime que le procès vis-à-vis de Camus est dérisoire, dans la mesure où ce dernier n'a fait que décrire une réalité coloniale qui était la négation du colonisé. Ainsi donc, aujourd'hui le contexte et les esprits ont évolué et Albert Camus est présent de manière continue dans la presse algérienne, comme le démontre Christiane Achour. Elle rappelle par exemple les conférences et les prises de parole d'Olivier Todd lorsqu'il a présenté sa biographie d'Albert Camus dans toutes les grandes villes du pays. Ce qui est à souligner, c'est que l'œuvre littéraire a continué à susciter beaucoup d'intérêt auprès des lecteurs algériens, toutes générations confondues. Quant au roman L'étranger, et la fameuse scène du crime de l'Arabe par Meursault sur cette plage algéroise, Christiane Achour propose une lecture sereine du célèbre roman publié en 1942, faut-il le rappeler ! Donc, écrit dans un contexte précis et lu dans ce cadre-là, sans occulter toutes les critiques par rapport à l'absence de personnages algériens, à part l'Arabe qui est assassiné, il est rappelé que ce roman crée une rupture avec le roman «algérianiste», roman à la gloire de la colonisation. Ici, Meursault le Français est jugé parce qu'il a tué un Arabe, même si, dans le fond, le jugement a plutôt porté sur son attitude anti-sociale. Albert Camus réussit à écrire une fiction «à partir d'un matériau algérien, en dépassant les effets propagandistes habituels du roman colonial. Il fait accepter l'Algérie et ses contradictions ethniques à l'humanisme républicain, il fait d'un roman algérois un classique de la littérature française». La thèse défendue dans cet essai est la nécessité de différencier l'écriture fictionnelle qui utilise l'écriture symbolique pour représenter et dénoncer implicitement une situation coloniale réelle, et les prises de position dans la vie réelle comme dans l'Express où il déclare : «J'ai choisi mon pays. J'ai choisi l'Algérie où Français et Arabes s'associeront librement.» C'était en 1956. De ce point de vue, il est vrai que cet homme de gauche était pris entre sa communauté d'origine et ses convictions. Ses écrits démontrent dans tous les cas l'absurdité de la situation coloniale. Les mythes sont présents dans l'écriture camusienne, le mythe de Sisyphe, Caïn et Abel, les élus et les exclus, ceci pour tenter de démêler sur le plan sémantique et symbolique des situations difficiles pour les plus malheureux, pour les petites gens que Camus défendait, quelle que soit leur origine. L'essai de Christiane Achour apporte toutes les contradictions d'un auteur qui a vécu pleinement son temps en pointant ses contradictions. Ce qui est au fond démontré, c'est son amour pour cette terre qu'est l'Algérie avec tous ses peuples, comme en témoigne sa dénonciation de la misère des paysans dans son «Enquête en Kabylie» dans Alger républicain, appréciée par Mouloud Feraoun en son temps et lieu. Voilà un essai qui remet à plat la critique sur Albert Camus et son rapport avec l'Algérie et les Algériens, à lire. – Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l'Algérie, Alger. Barzakh, 2005