Michel Thouillot est agrégé et docteur es-lettres, auteur de nombreux articles et études publiés en France. Egalement romancier, il s'est toujours inspiré de faits ou de personnages réels pour imaginer ses propres personnages et leur donner une nouvelle vie. Fin 2017, il publie chez L'Harmattan L'Affaire Meursault , un roman qui revient sur les traces du personnage d'Albert Camus auquel il donnera un autre destin que celui qu'on lui connaît, il sera donc un nouvel étranger. Rencontré lors d'une table ronde autour d'Albert Camus, l'auteur a bien voulu nous en dire un peu plus sur la genèse de son roman. Liberté : Vous venez de publier chez L'Harmattan le roman L'affaire Meursault. D'où vient cet intérêt pour ce personnage ? Michel Thouillot : Il vient de mes lectures de L'Etranger. Je l'ai enseigné comme professeur de français, à plusieurs reprises en France et à l'étranger, dans des pays anciennement colonisés où le rapport de domination était/est encore perceptible. Les études critiques universitaires françaises, fort pertinentes en ce qui concerne sa dimension philosophique liée à l'absurde, son rapport au monde, à la société..., ne me satisfaisaient pas entièrement. Elles évacuaient la question du meurtre de l'Arabe sur la plage, cantonné à une sorte de fait divers relevant d'une affaire de mœurs, que l'on devrait plutôt considérer comme un mythe des temps modernes n'ayant pas encore livré toute sa signification. Justement, pourquoi lui avoir donné cette autre version ? Je n'arrive pas à accepter l'idée que Meursault soit condamné à mort dans l'Algérie coloniale de la fin des années trente pour avoir tué un "Arabe" sur une plage alors qu'il brandit un couteau. Je suis convaincu qu'il aurait bénéficié de circonstances atténuantes et purgé quelques années de prison. La peine capitale infligée à Meursault a d'autres explications qu'il faut chercher hors du champ judiciaire, voir le mot "haine" qui clôt le livre. Par ailleurs, je ne suis pas le premier à remarquer que les "Arabes" sont les grands absents de l'œuvre romanesque de Camus - contrairement à ses articles parus dans la presse, ses reportages ou ses chroniques judiciaires -. Dans L'Etranger, "l'Arabe" de la plage apparaît pour être tué dans un affrontement d'homme à homme, alors que Meursault n'est pas impliqué directement dans l'affaire - il prend fait et cause pour l'un de ses semblables, de sa "caste" -. Ensuite, en prison, lorsque Meursault entre dans sa première cellule, les "indigènes" rient d'abord, puis lorsqu'il leur dit avoir tué un Arabe, ils deviennent silencieux et lui apprennent à faire son traversin ! Ils sont réduits à des larbins. Les détenus réapparaissent pendant la visite de Marie comme une sorte de bruit de fond. Alors qu'on peut imaginer leurs réactions dans la prison après avoir appris son crime ! Si l'on regarde le procès, il est très "déséquilibré" : pas de partie civile, pas de témoins de la défense, pas de présence de la famille de la victime, même pas sa sœur la Mauresque qui existe bien dans le roman, ni le deuxième "Arabe" de la plage. Là encore le chroniqueur judiciaire Camus ignore quasiment les "Arabes". En revanche, toutes les connaissances de Meursault sont nommément convoquées. Et le crime principal qui est reproché à Meursault est "d'avoir enterré sa mère avec un cœur criminel". Le meurtre de "l'Arabe", non condamné en tant que tel, vient donc noircir l'insensibilité du personnage. Alors j'ai imaginé un autre procès, d'autres relations de Meursault sous les verrous, qui vont le conduire à enfin regarder tout ce qu'il refusait de voir de la réalité politique de l'Algérie au moment où il a été conçu par Camus. Que pensez-vous des autres Meursault, dont celui de Daoud ? Le roman de l'Algérien Kamel Daoud restitue une épaisseur salutaire à l'Arabe en lui créant une famille, un destin. C'est un des premiers romanciers à donner une vision franchement coloniale de L'Etranger. Evidemment, il m'a conforté dans ma lecture et donné envie d'écrire une version du mythe, à ma manière, mais en gardant un point de vue français. Un Meursault revisité de l'intérieur ! Je n'ai pas encore lu Salah Guemriche, Aujourd'hui Meursault est mort, pour ne pas me laisser influencer, ni Saâd Khiari, Le soleil n'était pas obligé, et je vais le faire. Il est remarquable que Meursault fasse couler beaucoup d'encre encore aujourd'hui. Il apparaît au cœur de beaucoup d'interrogations contemporaines. Pour revenir à vos lectures, comment s'est faite la rencontre avec les écrits de Camus ? J'ai une grande admiration pour l'écrivain engagé qui a théorisé la philosophie de l'absurde, la révolte, pris des positions courageuses sur le communisme, le nazisme, la bombe atomique, etc. Egalement pour l'écrivain amoureux des beautés de l'Algérie méditerranéenne. En revanche, il est "intéressant" pour ses prises de positions dans la "question algérienne". Il a toujours milité pour des réformes qui devaient conduire à plus de justice en faveur du peuple algérien. Mais précisément, et il l'a reconnu lui-même, son attachement à l'Algérie l'a fait manquer de lucidité, et c'est cette faiblesse chez l'homme transparaissant dans l'œuvre de fiction qui m'interpelle depuis longtemps. Son personnage, reflet partiel de l'écrivain, se sent étranger au pays dans lequel il vit, à ses habitants, et va affronter l'autochtone dans une sorte de duel doublement meurtrier. À titre personnel, quel rapport avez-vous avec l'Algérie ? Aucun ! Seulement littéraire par le biais de lectures. Je ne prétendrai pas connaître son histoire. Je me suis focalisé sur une courte période, les années 39-40, celles de l'écriture de L'Etranger, comme je l'ai dit, mais aussi de la montée du nationalisme algérien dominé par la figure de Messali Hadj dont j'ai lu le journal, et les tensions dans la colonie au début de la Seconde Guerre mondiale. Fait remarquable : Messali Hadj est incarcéré au moment où Camus écrit son roman. D'ailleurs, le journaliste Camus en parle dans les colonnes d'Alger républicain. Personne dans ma famille de près ou de loin n'est lié au passé douloureux franco-algérien. Cela me donne une certaine liberté d'expression, au grand dam parfois de personnes qui y ont vécu et en ont des souvenirs intimes et familiaux. Vous semblez vouloir dépasser les frontières en vous intéressant à Madagascar, au Maroc et là à l'Algérie, pourquoi ? J'ai longtemps vécu dans l'océan Indien. En retraçant au plus près le destin de Henry de Balzac, Henry de Balzac, enfant de l'amour, le frère méconnu du grand écrivain, qui s'est retrouvé notamment planteur à Maurice, j'ai abordé l'esclavage de plantation à l'époque des abolitions dans l'océan Indien. Ensuite, je me suis intéressé au mythe austral de la Lémurie et à son envers colonial, la prise de Madagascar par la France à la fin du XIXe siècle, En Lémurie, ou Guerre et mythe dans l'océan Indien. D'ailleurs, la dernière reine de l'île Rouge, Ranavalona III, et son premier ministre ont été déportés en Algérie, tandis que de nombreux Algériens ont participé au corps expéditionnaire de 1895 qui est monté à l'assaut de Tananarive. Une agression coloniale d'une rare violence, un traumatisme trop méconnu du grand public à mes yeux. J'ai passé sept ans au Maroc dans les années 70-80, et j'ai découvert à la Réunion, l'exil de Mohamed Abdelkrim el-Khattabi. J'ai voulu revenir sur la guerre du Rif et la lutte à distance de l'émir du Rif avec Lyautey et les Espagnols (Marocs). Avec L'Affaire Meursault, je poursuis en fait un fil rouge, celui de moments de la colonisation dans l'empire français. J'ai du mal à m'expliquer pourquoi, car rien dans le passé de ma famille ne m'y prédispose. Mais la colonisation et le déni de l'autre sous toutes ses formes n'ont jamais cessé de m'indigner, surtout lorsqu'on les cautionne. Parlez-nous de votre intervention lors de cette rencontre sur Camus tenue à Paris. Et comment votre roman a été perçu ? J'ai développé ma lecture et ma vision coloniale du roman. Et je sais avoir touché certaines personnes dans la salle ; heurté d'autres en parlant de racisme dans le roman et d'aveuglement chez Camus. En revanche, Christian Phéline et Agnès Spiquel, qui ont travaillé sur une période correspondant à l'adhésion de Camus au PCA (1935-1937), éminents spécialistes de l'auteur, ont souhaité contester le manque de lucidité de Camus sur la question algérienne et proposer une autre vision plus algérianophile de Camus, soucieux de justice sociale. La polémique autour des positions et de l'aura de Camus a ressurgi, ce que je craignais. Ils avaient sans doute en partie raison, mais j'ai tenté de dire que Camus est toujours resté réformiste, qu'il ne contestait pas l'appartenance de l'Algérie à l'empire français qu'il voulait intangible, tout au moins vers 1939. J'avais envie de mentionner la magnifique "Lettre ouverte à Albert Camus" d'Ahmed Taleb Ibrahimi datant de 1959 "Lettres de prison, 1957-1961", qui retrace les engagements verbaux de Camus, mais crie la désillusion à la hauteur de l'espoir fondé sur cet auteur, et de finir sur celui qui avant de mourir accidentellement a "brillé pas [ses] silences, [ses] absences, [ses] prudences". Mais je n'ai pas voulu alimenter la polémique. Je pense cependant qu'aujourd'hui il faut revenir sur l'ombre algérienne qui ternit l'œuvre universellement reconnue et célébrée d'Albert Camus. Votre roman est-il disponible en Algérie ? Envisagez-vous sa publication ici ? Mes livres sont ou seront disponibles en Algérie si les libraires les commandent. Par ailleurs, oui, bien sûr que je voudrais que ce roman en particulier soit publié par un éditeur algérien. D'ailleurs, lors du Maghreb des livres, j'ai rencontré une Algérienne qui était intéressée et qui s'est même proposée de le traduire en arabe. Je serai bientôt à Alger. On verra la suite... S. B.-O.