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L'histoire, la violence et l'enfant
Publié dans El Watan le 07 - 12 - 2006

Sadek El Kébir, cinéaste et écrivain, est surtout connu pour avoir été celui qui a passé des années de sa vie à réhabiliter l'art de la narration et l'univers merveilleux du conte pour le bonheur de nos enfants qui ont désappris à rêver. Pris dans les mâchoires de l'étau de programmes scolaires bourratifs et de télévision bêtifiants, le petit Algérien est livré aux seize vents de l'inculture, sous la menace d'un obscurantisme aussi pernicieux que tenace, entretenu par les prêtres de l'ânerie. Pourtant, s'insurge Sadek El Kébir, l'Algérie porte dans sa culture autant que dans son histoire ancienne et moderne des trésors insoupçonnés qu'il suffit de dégeler pour aviver les mémoires.
L'histoire de l'Algérie est d'une richesse incommensurable, elle est peuplée de personnages d'exemple qu'il s'agit de lui faire découvrir, de lui faire connaître et apprécier. Pour avoir fréquenté les bancs de l'école coloniale, les plus âgés savent la place qu'occupent l'enseignement de l'histoire et la puissance des mythes qu'elle leur a enseignée.
La superficialité des connaissances des jeunes Algériens dans ce domaine amène à s'interroger sur le contenu et les méthodes de l'enseignement de cette matière dans notre pays. Gardons-nous de la livrer en vrac, sans intelligence, aux enfants, avertit Sadek El Kébir, car l'histoire est liée à la violence.
«Amachaho», «Kane ya makane», «Il était une fois…», par quoi faut-il commencer ?
Par le commencement. Pour que l'enfant puisse appréhender toutes les dimensions de l'histoire de son pays, il lui faut, d'abord et avant tout, découvrir la sienne propre qui doit s'inscrire dans celle de sa famille, de son environnement géographique et social.
Il est primordial qu'il prenne conscience de sa place dans l'espace et dans le temps. Dans cet ordre d'idées, il est donc utile de s'interroger si le père, la mère ou tout autre parent proche prennent un moment pour narrer à leurs enfants l'histoire familiale. S'ils leur disent d'où ils viennent, s'ils leur racontent qui sont leurs parents, leurs grands-parents, leurs aïeux, leur famille élargie aux tantes, oncles, cousines et cousins ; leur relatent-ils l'histoire de leurs ascendants, de leur tribu, laquelle a une place considérable dans notre vécu collectif ?
En procédant ainsi, en lui faisant découvrir son univers socio-historique, on l'amène à s'intéresser à ce qui se passe autour de lui. On le pousse à porter ses interrogations sur des cercles de plus en plus vastes. Cette histoire, d'abord limitée à sa parentèle, va s'ouvrir sur son identité culturelle, puis son appartenance à une civilisation.
En même temps qu'il apprend à connaître son passé, on va lui parler de sa sociologie. De son oncle qui travaille au Sud, par exemple, il va demander automatiquement où se trouve le Sud. Qu'y a-t-il donc là-bas pour que l'oncle y aille ? Pourquoi s'éloigne-t-il tant ? Chaque situation qui lui sera révélée va l'amener à se poser des tas de questions.
C'est ainsi qu'on donnera à l'enfant les ingrédients qui nourriront sa curiosité naturelle, son imagination et sa culture du merveilleux, du voyage, de l'aventure.
L'histoire du Maghreb et de notre pays foisonne de personnages qui ont été à la découverte du monde et qui lui serviront d'exemple. Songeons à Ibn Batouta ou Al Idrissi, Ibn Khaldoun. Il cherchera ainsi, dans sa famille, s'il y a des personnages qui ont accompli des actes hors du commun. Il s'informera sur le frère ou l'oncle qui, éventuellement, ont couru l'aventure, à la manière de Sindbad. Il ira quérir le héros, celui qui s'est distingué quelque part, sur un champ de bataille ou ailleurs dans le vaste domaine de l'odyssée humaine.
Dans toutes les cultures et dans tous les pays, les enfants apprécient la venue dans leur famille d'un proche, auteur d'actes héroïques, qui les sorte de son quotidien avec les autres personnages ordinaires qui l'entourent. Et si le héros familial sait narrer ses équipées, s'il fabule, quelle chance. Pour les gamins, c'est le bonheur complet !
Mais, et il y a un «mais» et il est de taille, les parents trouvent-ils le temps ? Ont-ils la patience de raconter à leurs enfants leur propre histoire ? Leur a-t-on seulement raconté, à eux, la leur afin qu'ils puissent la transmettre à leur tour ?
Malheureusement, cela ne concerne pas seulement la famille ou les enfants d'Algérie. Cela touche tous les pays. La phase que je viens de vous décrire concerne la période préscolaire, qui implique principalement les parents.
Il y a l'obstacle majeur que représente la télévision. Hélas, le premier prédateur de la mémoire familiale et de la communication d'une façon générale, c'est la télé. Elle intervient dès le plus jeune âge de façon négative. Le petit écran bombarde d'images des esprits d'une extrême fragilité. La télé interdit de réfléchir, d'écouter, de prendre pleinement conscience du message qu'elle diffuse. L'analyse de ces images est tributaire du niveau culturel de chacun.
Plus il est modeste, plus les ravages sont considérables. Le monde entier s'abreuve des mêmes images, des mêmes dessins animés, du même discours. On constate que plus le niveau culturel familial est élevé, moins est envahissante la télévision. C'est une loi universelle. Moins on regardera la télévision, plus on consacrera de temps à raconter l'histoire aux enfants. Car si les mathématiques ou la langue arabe sont l'affaire des institutrices et des instituteurs, l'histoire, elle, est aussi la préoccupation au premier chef des parents, ceux-ci étant les premiers intervenants. Ils donnent les premiers éléments de l'ancrage national.
C'est là un concurrent redoutable…
Redoutable mais pas invincible. Parce que les parents, dans leurs récits, doivent inclure une dimension que la télévision ne donne jamais. Dans l'histoire dite au foyer mais aussi par l'école, les acteurs doivent avoir une double dimension. Comme il y a des héros, il y a ceux que j'appellerai les anti-héros.
Qu'est-ce que vous désignez par anti-héros ?
L'anti-héros, je ne l'oppose pas forcément au héros. C'est le simple quidam, celui qui n'est pas forcément courageux, celui qui a peur, qui n'accomplit aucun acte héroïque. Ce n'est pas le vainqueur. Ce n'est pas lui qui bondit sur un cheval et qui charge l'ennemi au galop. Ce n'est pas lui qui abat 100 personnes sans sourciller. C'est parfois, au contraire, celui qui se fait abattre. Il n'est pas Zorro, il n'est pas le cow-boy héros positif d'Hollywood. Ce personnage est aussi important à incorporer dans le récit que le héros lui-même. Il est réel. Il est vrai. C'est une espèce nombreuse pour ne pas dire majoritaire dans l'histoire de l'humanité. Il est utile dans l'histoire, il participe de la thérapie pour les blessures profondes.
Jusqu'à aujourd'hui, j'ai de la guerre de libération des images que je garde en mémoire. Celles de cadavres de moudjahidine que l'armée française venait jeter sur la place ou dans les ruelles pour frapper les esprits. De la barbarie. Une incroyable barbarie. Ces scènes sont là, elles ne sont pas parties. Il n'y a pas eu de thérapie. Comment faire sa propre analyse psychologique ? Je pense à tous ces chocs dont ont été victimes les Algériens et contre lesquels aucun traitement n'a été appliqué. Est-ce en raison du niveau culturel ? Si une thérapeutique avait été préconisée en temps opportun, ces images auraient disparu. Mais elles sont là.
Je ne sais pas qui a dit : «Quand il y a violence, l'histoire n'est pas loin.» Toute la problématique réside justement dans l'étroite imbrication de la violence et de l'histoire…
Il s'agit effectivement de rapports de violence. Je me suis toujours posé cette question : pourquoi n'ai-je pas oublié ces images ? Tout comme d'ailleurs je n'ai pas oublié les images des réactions violentes du père devant la férocité coloniale. Enfant, pendant la guerre de libération, ma famille et moi vivions dans les Aurès. Une région où la guerre a été âpre. Les pratiques cruelles de l'armée coloniale ont eu un effet brutal sur les jeunes de notre âge. Mais en même temps, nous nous racontions des histoires fantastiques sur les moudjahidine. Nous les aimions et, pour nous, ils n'étaient pas humains. Ils étaient des créatures extraordinaires, féeriques, hors du commun,
surnaturelles.
Nous nous racontions leurs prouesses de combattants de la liberté. Ils étaient magnifiques, ils ne connaissaient ni la faim, ni la fatigue, ni le froid pas plus que le chaud ou les blessures. Les balles ricochaient sur leur poitrine. Un moudjahid de l'ALN pouvait soulever un tank et bien d'autres légendes qui naissaient dans notre incroyable imagination.
Avec le temps et l'âge bien sûr, je me dis aujourd'hui qu'il faut faire très attention à toutes ces légendes et les garder en tant que telles. L'enfant doit recevoir une histoire complète, crédible, qui décrit les faits tels qu'ils se sont déroulés loin des mythes excessifs et mensongers.
Il y a dans toute histoire des personnages qui peuvent apparaître plus héroïques que d'autres, qui vont automatiquement occuper l'avant-scène. Ceux qu'on appelle les héros, et qui sont forcément de notre côté…
Je ne dis pas le contraire. Je dis, il y a certes le héros, mais faisons attention à l'anti-héros. Il est aussi essentiel pour comprendre la nature des événements et des choses. Lorsqu'on parle de guerre, on met sur la table un rapport de violence extrême entre deux belligérants. Nous, et nous ne sommes pas les seuls, c'est partout ainsi dans le monde, quoique je l'aie moins observée en Allemagne. Nous avons tendance à montrer la violence de l'autre, jamais la nôtre.
La guerre de Libération nationale a été un des conflits parmi les plus virulents du XXe siècle. L'ennemi était tout désigné, c'était le colonisateur, l'occupant de notre terre, celui qui nous a privés de notre liberté. Nous pouvons raconter cette histoire et cette violence. C'était la guerre. Mais les choses se compliquent lorsqu'il s'agit d'expliquer à nos enfants la violence qui s'est déchaînée dans les années 1990. Comment la justifier ? Comment expliquer la brutalité épouvantable qui s'est emparée du pays ? Entre nous Algériens. L'épouvantable a été commis par et contre la sœur, le frère, la mère, le père, le voisin, l'ami…
Jusqu'à 1962, c'était la guerre. Elle se menait contre l'occupant qui était l'ennemi, un occupant qui est venu de loin. Aujourd'hui, c'est l'Américain en Irak, hier le Français en Algérie. Mais la décennie noire ou rouge ou qu'importe le nom que lui donnera l'historien, comment la justifier ? Comment l'expliquer aux enfants.
Est-il nécessaire de dire toute l'histoire et tout ce qu'elle comporte de haine aux
enfants ?
En partant de ma pratique, lorsque je conte une histoire aux enfants âgés entre 8 et 12 ans, je fais très attention à la place qu'occupe la violence. C'est un aspect très délicat et difficile à aborder. Même si tous les contes du monde comportent des aspects qui peuvent paraître effroyables et qui le sont, je ne peux pas prendre la responsabilité en tant que narrateur de délivrer un message insoutenable.
Je citerai à ce propos un exemple fort intéressant qui est celui de Bagrat el itama (La vache des orphelins). Je me suis trouvé en écrivant le livre qui reprend le conte, dans l'obligation morale, puisque justement je m'adresse aux enfants des autres, d'enlever une partie franchement horrible, de sabrer des passages de l'histoire originale…
Si mes souvenirs sont bons, ce conte comporte une scène d'anthropophagie…
Bagrat el itama, c'est l'histoire, comme c'est souvent le cas dans les contes, d'une mère qui meurt et qui laisse des enfants en bas âge. Le père se remarie avec une autre femme qui vient, comme toujours, avec un autre enfant. Le calvaire des deux orphelins commence.
Comme dans Le Petit Poucet, elle les fait emmener dans la forêt pour les abandonner mais ils retrouvent leur chemin. C'est partout dans le monde les mêmes histoires et, comme toujours, il est question de manque de nourriture. C'est un conte où l'horreur le dispute au merveilleux.
La méchante marâtre s'aperçoit que, le soir venu, les orphelins vont au cimetière sur la tombe de leur mère, le cimetière un lieu terrible pour les enfants, tous les enfants. Et que se passe-t-il au cimetière ? Les enfants implorent leur mère, et la tombe s'ouvre pour laisser surgir les seins maternels pour nourrir de lait et de miel les pauvres gosses affamés.
Mais la méchante marâtre va détruire la tombe et elle brûle le cadavre de la mère. Et le conte continue à s'enfoncer dans le cauchemar. Au fond de moi-même, je suis pourtant personnellement d'avis de le raconter tel quel à l'enfant. Je le ferai pour mes enfants, car il appartient aux parents de le faire. Ils ont la proximité socioéducative nécessaire, pour aborder de tels récits. Ils peuvent, car ils ont tout le temps pour expliquer, faire admettre et répondre à toutes les questions que la violence du récit soulève. Un livre ou une personne éloignée ne le peuvent pas, car ni l'un ni l'autre ne sont disponibles pour apporter les réponses idoines et apaiser les craintes et les angoisses que la cruauté suscite. L'enfant doit digérer intellectuellement ce qu'on lui raconte et, pour cela, il faut l'assister. Il faut sans cesse expurger la violence de son esprit en l'expliquant. En ne l'excusant pas. Cela fait partie de l'éducation. Et à terme de la culture.
On admet volontiers qu'il y a chez tous les enfants une certaine cruauté que la violence serait presque naturelle chez l'être humain…
A ce propos, j'aimerais donner un exemple. Il est très important d'observer dans un jardin le comportement des enfants, notamment lorsqu'il y en a un qui frappe un autre, ce sont presque toujours les garçons, pratiquement pas les filles, notre société étant plutôt masculine. Ainsi, quand un gamin tape sur un autre, s'il lui donne un seul coup, ce n'est pas grave. Mais s'il lui en donne plusieurs, là il y a de quoi intervenir, c'est même très sérieux. S'il lui assène plusieurs tapes, c'est à coup sûr un enfant qui est lui-même battu à la maison, qu'il est maltraité, que ses parents frappent.
A chaque fois que nous les interrogeons, ils confirment qu'ils sont sujets à des violences parentales. S'il donne un coup, c'est une forme de langage, car il ne sait pas formuler quelque chose, ou alors il se défend. Mais plusieurs coups, il y a lieu de s'inquiéter et d'intervenir.
Pour en revenir à l'apprentissage de l'histoire, comment la leur apprendre ? Comment en parler et éluder la violence qui est pourtant son corollaire ?
Il faut absolument partir du fait que ce qui s'est passé chez nous s'est passé chez tous les peuples de tous les pays. Que ce n'est pas un fait particulier à son pays. Si on veut y arriver, il faut parler de la violence réciproque comme acte essentiel de la guerre. Qu'il n'y a pas le violent et le non-violent. Cela n'est pas vrai. Il y a certes le faible et le fort. Le juste et l'injuste mais les peuples ne sont pas répartis entre ceux qui sont violents et les autres qui ne le sont pas. Ce sont leurs actes qui les qualifient.
La manipulation est permanente. Jeunes, nous regardions les films de cow-boys. L'Américain, le Blanc s'entend, est un personnage positif tandis que l'Indien est un sauvage. Il se bat pourtant pour sa terre que le Blanc vient lui enlever. Mais il est toujours le méchant même si la cause qu'il défend est juste. Et pourtant, qui soutenait «le Peau rouge contre le visage pâle» ?
Chacun est libre de concevoir son histoire comme il veut et l'enseigner comme il l'entend. Vous savez, il faut la protéger du politique. Le politique doit s'occuper du politique et pas de l'histoire car il la met inévitablement à son service. L'histoire ne doit pas être son affaire.
Je trouve que la guerre de libération est pour nous un sujet inépuisable. Nous avons énormément d'éléments, nous avons aussi beaucoup de possibilités de parler du rôle de l'enfant dans cette guerre, parce qu'il ne faut pas lui parler uniquement des adultes.
Il faut savoir intégrer les enfants dans la guerre de libération et parler de ce côté héroïque, il en a besoin. C'est exactement comme dans les contes, mais j'y reviens, il faut également lui parler de l'anti-héros.
L'équation souvent posée a pour termes un peu simplistes «d'un côté le bourreau et de l'autre la victime». N'est-ce pas une vision «numérique» des choses. C'est un ou zéro, c'est noir ou blanc.
Est-ce selon vous la méthode appropriée ?
Non surtout pas ! Parce que, dans ce rapport, où allons-nous nous placer ? Je parle bien sûr de la place de celui qui écoute. Il va être avec le bourreau ou alors avec la victime. Automatiquement là, il y a un très grave conflit. Moi je pencherai pour expliquer que ce sont les circonstances qui ont fait de l'autre un bourreau.
Les circonstances et l'histoire…
Absolument. C'est clair. Il y a un mois, en Allemagne, les journaux ont publié des photographies de jeunes soldats allemands en uniforme qui sont partis en Afghanistan pour «protéger la paix», ils tenaient la pose devant des tas de crânes humains. Inimaginable !
Pourtant, ce sont des jeunes qui ont vécu dans un pays qui n'a pas connu la guerre depuis 60 ans et voilà qu'ils se trouvent dans un rôle qui les présente comme des bourreaux. Un jeune Français en uniforme, juste âgé de 20 ans, se trouve dans la guerre d'Algérie. Il est automatiquement dans une situation qui va faire de lui un bourreau pendant qu'en face se trouve sa victime.
Est-ce une excuse, une justification…?
C'est l'histoire… Ce n'est ni une excuse ni une justification, c'est comme ça.
N'est-ce pas attribuer des circonstances «historiques atténuantes» à un tortionnaire ou à un bourreau que de dire «c'était plus fort que lui, c'est sa propre histoire qui l'a amené à cela». En d'autres termes, ce n'est pas de sa faute. Et la part du libre arbitre ? Du choix entre le bien et le mal ? Comment expliquer aux enfants l'acte du tortionnaire ? Il va demander «pourquoi ?» et il est en droit d'attendre une réponse cohérente et rationnelle. Est-ce que je n'exclus pas la responsabilité du tortionnaire si j'explique qu'il est victime des circonstances et de sa propre trajectoire historique individuelle…?
Si j'explique ainsi les choses. Mais il faut peut-être examiner le passé de ce tortionnaire. Etant enfant, qu'est-ce qu'il était ? On individualise les actes. Il faut expliquer que ce tortionnaire l'est devenu, qu'il n'est pas né ainsi et comment il est devenu ? Il faut aussi que j'explique si cet enfant a eu une enfance normale ; s'il avait eu des parents qui l'avaient aimé, qui l'avaient aidé à connaître sa propre histoire, sa propre enfance, serait-il devenu tortionnaire ? Il y a eu aussi des hommes qui ont changé de camp, nous avons eu des hommes qui ont abandonné, des hommes qui ont refusé d'aller plus loin.
Mais ça, c'est le problème de la France, ce n'est pas le mien. Le mien, c'est celui de l'homme qui a été torturé.
Un historien français Yves Guéna, pour ne pas le citer, écrivant pour les enfants l'histoire de France explique, quand il arrive à la colonisation : «C'est une constante de l'histoire, les faibles sont submergés par les forts. Les nations de l'Europe se sont donc installées par la force des armes dans ces pays lointains. Leur avons-nous fait subir une domination insupportable ?
Depuis quelques années, c'est une thèse que certains soutiennent. Elle est pour le moins excessive (…) Même établie par les étrangers que nous étions et par les armes, notre domination a généralement apporté un mieux-être, grâce au bon ordre qui y va régner…» Il s'adresse pourtant à des enfants. Quel est votre commentaire ?
Il faut être honnête. Il faudrait savoir si on est fier d'avoir été colonisateur ou fier d'avoir été colonisé ?
Comment expliquer à mon enfant la guerre de libération ? Comment lui dire que celui qui a torturé ses parents, sa grand-mère, son grand-père n'avait pas le droit de le faire ? Qu'on n'a pas le droit de torturer un être humain ou tout être vivant d'ailleurs. C'est ce que je me dois de faire et peut-être que le père du tortionnaire doit le faire aussi, sinon on ne s'en sort pas.
Si je commence à faire de moi le torturé, un héros, est-ce que c'est ça qui fait que je suis du bon côté ? Il faut se poser cette question. Ce serait intéressant de recueillir les réponses d'un débat dans une classe à laquelle on demanderait aux enfants : «Et si c'était nous qui étions les tortionnaires ? Que se passerait-il ? Pas les torturés, mais les tortionnaires !»
C'est pour cela que je parle d'honnêteté. Ce n'est pas facile.
C'est facile pour le politique. Car il le fait pour lui, pour son parti, pour accéder au pouvoir. C'est valable pour tous les pays du monde. Le politique peut éluder, édulcorer, interpréter l'histoire, pas celui qui l'enseigne et qui a la lourde charge de la transmettre.
On ne sautille pas dans l'histoire. On ne choisit pas des passages en en évitant d'autres. Il s'agit de l'histoire d'un pays, d'un peuple, d'une nation. On ne saute rien.
Le hasard veut que tout à l'heure, vous et moi parlions d'El Halladj. Comment dans un lycée et même à l'université raconter l'histoire d'El Halladj ? Imaginez-vous, il a été cloué au pilori, ils l'ont pratiquement crucifié, ils lui ont coupé les mains, ils lui ont coupé les pieds, ils l'ont laissé ainsi toute la nuit et le lendemain, ils lui ont coupé la tête.
Puis, ils ont brûlé son corps qu'ils ont jeté, et sa tête a été conservée pour que les gens puissent la voir. Prenons un autre exemple, celui de Jésus et de ce que l'on appelle la Passion du Christ. Ils l'ont cloué sur la croix et l'ont abandonné ainsi dans des souffrances inimaginables qui dépassent tout entendement. Regardez ce qu'ils ont fait aux enfants de Ali, petits-fils du Prophète Mohammed !
Il est extrêmement important de parler de cette extrême violence mais comment ? Nous devons toujours faire attention, car la violence n'est pas toujours chez l'adversaire. L'adversaire culturel, religieux, géographiquement étranger.
Jusque-là, nous sommes d'accord sur la nécessité d'enseigner, de raconter et d'apprendre l'histoire. Mais c'est le comment qui pose problème. Vous évoquiez tantôt la question de l'honnêteté, c'est-à-dire ne rien dissimuler, tout lui apprendre. S'il n'y a pas de méthode, s'il n' y a pas de pédagogie, l'enfant va nécessairement haïr l'autre, celui qui a tourmenté la nation et le peuple auxquels il appartient. Comment enseigner l'histoire sans susciter de haine ?
Il faut procéder par étapes. Il ne faut jamais aller trop loin. Il faut préparer l'enfant. L'histoire n'est pas une simple conversation…
Et comment le préparer ?
Il faut lui apprendre à découvrir la nature humaine, qu'il sache que l'être humain est complexe, qu'il est double, qu'il porte en lui le bien et le mal. Il n'y a pas des peuples bons et des peuples mauvais, des peuples gentils et des peuples méchants. Cela n'existe pas. L'homme porte en lui ce paradoxe, cette dualité.
Il s'agit donc de lui expliquer comment le bien doit l'emporter dans son combat permanent contre le mal d'abord en soi. C'est cela en principe, qui mène vers le dialogue des civilisations. Lui enseigner que ce dernier ne peut commencer que par un dialogue intérieur avant d'aller à la rencontre de l'autre.
Qu'il ne peut pas dire : «Je suis meilleur que l'autre.» S'il le dit, il n'y a plus de discussion possible. S'il part du fait qu'il veut discuter avec autrui pour le convaincre a priori, que c'est lui qui a raison et que l'autre a tort, il n'y a pas de dialogue.
Imaginez-vous les possibilités qui s'ouvrent si nous formons en l'espace d'une génération un citoyen ancré dans son histoire et si nous organisons la rencontre de nos enfants avec l'histoire et le savoir.
Aucune télévision ne résistera. Le produit de la télévision s'oublie dans les 24 heures. Et on oublie paradoxalement tout ce qui est positif. Il n'y a que le négatif qui demeure. Imaginez la rencontre entre parents et enfants le soir, sérieusement pendant un quart d'heure à 20 minutes. Qu'ils s'écoutent et se parlent. Expliquer le comment et le pourquoi des choses, leur transmettre un message pour que demain ils reviennent, avec des questions.
Si nous enseignons correctement à nos enfants l'histoire de la guerre de libération, nous allons aller très, très loin. Et si aujourd'hui nous ne sommes pas allés loin, c'est parce que nous ne l'avons pas enseignée. Comme nous n'avons pas enseigné le reste. Cette guerre n'est pas tombée du ciel en un jour. Elle est liée intimement, dialectiquement à toute l'histoire de notre pays. Une histoire qu'ils ne connaissent pas ! Leurs parents ne la connaissent pas. A qui la faute ?
Moi je dis, c'est une faute collective. C'est une très grave erreur que de ne pas avoir enseigné cette histoire. Ou plutôt de l'avoir mal enseignée. C'est encore plus grave.
Plus on est maître de son histoire, mieux on explique celle de l'autre qui t'a agressé ou que tu as agressé.
C'est une arme culturelle incroyable qui est à la portée de nos mains.
Qu'est-ce que les enfants français connaissent du passé colonial de leur pays ? Il n'a pas d'ailleurs qu'un passé négatif, la France a aussi un passé glorieux. Que connaissent nos enfants de l'histoire de l'Emir Abdelkader ? Est-ce qu'on l'a enseignée ? Et surtout, comment l'a-t-on enseignée ? Vous rendez-vous compte voici un homme qui est beau, un poète. Il est beau parce qu'il est poète. Il est poète parce qu'il est beau ! Un vaillant guerrier, il a un beau cheval, tous les ingrédients de la légende. Nous n'avons même pas fait un film sur l'Emir Abdelkader. Qu'avons-nous fait de nos héros ? Où est Massinissa ? Où est Jugurtha ? Où est Ben M'hidi ? Les enseignons-nous seulement ? Les montrons-nous dans toute leur gloire ?
Mais il tout aussi important quand on enseigne par exemple l'épopée de l'Emir Abdelkader ou de Jugurtha, de dire et d'expliquer pourquoi ils ont été défaits par leurs ennemis ? Si on explique à nos enfants pourquoi ils ont gagné des batailles et pourquoi ils en ont perdu d'autres, ce serait extraordinaire.


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