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Néopatriotisme économique, bazar et lobbies
Publié dans El Watan le 02 - 10 - 2009

Les Algériens ne peuvent pas être moins patriotiques que les Européens ou les Américains, nous apprend-on. Le néopatriotisme est devenu mieux «vendable» dans un nouvel environnement international marqué par le terrorisme qu'un discours ultra-libéral comptant démesurément sur les ide pour relancer la machine économique. En réalité, ce patriotisme est en vigueur depuis la prise du pouvoir par le colonel Chadli Bendjedid et les protagonistes du néo-autoritarisme à visage islamiste.
Infitah et réforme économique
Il semble que les dirigeants algériens sous la houlette de Chadli Bendjedid avaient bien compris les nouveaux défis auxquels l'Algérie devait face et aux contraintes de la globalisation. Ils ont ainsi décidé de réformer radicalement le régime politique qui a fait pourtant la fierté de ces mêmes dirigeants. Les idées de «trop d'Etat» de l'économie administrée doivent être remplacées rapidement par les idées en vogue à l'époque de «moins d'Etat». Certes, les Algériens s'attendaient à une nouvelle stratégie de développement plus harmonieuse que la précédente, reposant sur les industries industrialisantes. L'orchestration médiatique était telle que les Algériens étaient loin de se douter que la «libéralisation» qu'on voulait appliquer renforcerait le principe du «moins d'Etat» au détriment de «mieux d'Etat». Deux décennies plus tard, on revient sans crier gare à l'application du principe sacro-saint de «plus d'Etat» pour sortir d'une crise nationale devenue entre-temps plus inextricable. Ces réformes et contre-réformes sont susceptibles de transformer, selon le discours officiel, en un laps de temps très court, le pays en un Etat émergent, un Etat régulateur en mesure de promouvoir la modernité, de relancer la machine économique et de devenir un acteur influent au sein du concert des nations.
Les gouvernements qui se sont succédé depuis 1979 ont tenté en effet de changer toutes les institutions clefs sous-tendant le néo-autoritarisme rampant. Ils se sont hasardés à tout réformer brutalement, les unités industrielles, les banques, la Constitution, les assurances, l'école, la justice, l'administration, la famille, l'agriculture, les services de sécurité jusqu'au fln, un parti ayant symbolisé la légitimité historique du régime politique. Le corpus de textes que les différents appareils ont produit s'apparente à une véritable «révolution juridique». En dépit de tout cela, le train de réformes tarde à arriver au terminus. «La réforme, ce n'est jamais fini», vient de rappeler le ministre de l'Education nationale lors de la rentrée scolaire 2009-2010, un ministre qui a l'air de se soucier beaucoup plus de la couleur du tablier scolaire que du volume horaire et du contenu révolu des programmes. En août 2001, la nouvelle équipe dirigée par le président Abdelaziz Bouteflika a élaboré à son tour une autre réforme du secteur public.
Comme ses prédécesseurs, le nouveau président de la République voulait mettre fin à l'incurie et à la gabegie qui régnaient dans l'économie de bazar en plein essor. A cette fin, il a promulgué une série de mesures mettant ainsi fin au mode de gestion du secteur économique. A son tour, son ministre de l'Industrie a pris une série de décisions se rapportant à la privatisation jusqu'à la construction de la voiture algérienne, en passant par la mise à niveau des entreprises publiques. Cette nouvelle politique industrielle est supposée mettre en place les mécanismes et les institutions permettant une croissance économique durable hors hydrocarbures. Mais en vain. L'industrie publique et privée est toujours moribonde. La restructuration organique du secteur public, entamée dès le début des années 1980, est réitérée une fois encore dans les dispositions de la loi de Finances 2009. Dans son article 59, la loi accorde encore «un assainissement financier à des entreprises publiques déstructurées». Aucun bilan de ces opérations n'a été fait jusqu'à nos jours.
Plusieurs dizaines de milliards de dollars sont gaspillés sans avoir pour autant amorcé le décollage économique du pays, le rééquilibrage macro-économique n'a pas entraîné de changement structurel de l'économie algérienne. L'Algérie demeure un pays mono -exportateur. On importe pratiquement tout, y compris l'équipe nationale de football. La politique des exportations hors hydrocarbures, tant proclamée depuis le choc pétrolier de 1985, n'a pas eu les résultats escomptés. La tendance lourde — le tout pétrole — soutenue par tous les rentiers, anciens et nouveaux, n'a fait que se renforcer au fil de la crise de légitimité alors que l'environnement international connaît de profondes transformations dans tous les secteurs. Sans grande surprise, les bureaux d'études étrangers raflent tous les contrats pour la conception et le suivi des grands projets des plans de relance. En 2008, l'Algérie a importé hors hydrocarbures pour plus de dix milliards de dollars de services. Les éléments fondamentaux de la transition peinent à voir le jour. Il n'y a pas en effet de marché boursier, de marché bancaire, de marché immobilier, de marché des échanges, de marché du travail… Une économie de marché sans marché !
Groupes de pression et taxation
L'infitah sous Chadli Bendjedid a conduit à une dérégulation désordonnée des activités commerciales et économiques. Des individus et des familles se sont rapidement parvenus à constiture de véritables réseaux mafieux tissés à travers l'administration centrale, les banques et les entreprises nationales. Les barons de l'import-import ont structuré le marché par «la rareté». Cette situation a pris une nouvelle dimension durant la lutte contre le terrorisme, le renchérissement des revenus pétroliers et les plans de relance de l'économie.
La relance des élections a accéléré le processus de privatisation de l'Etat sécuritaire. Les élections ont permis aux représentants de grands intérêts privés l'accès aux assemblées élues et au gouvernement à travers un système occulte de représentation des «grands partis» dans l'Exécutif.
Les campagnes électorales depuis 2007 se jouent désormais à coups de millions de dinars dans une société qui ne croit plus ni au scrutin ni à ses élites. Ce qui est encore plus paradoxal, c'est que le capital privé ne s'acquitte pas de son devoir fiscal. Sur les 94 438 sociétés commerciales qui sont immatriculées au niveau du cnrc, seules 44 041 ont déposé leurs comptes sociaux en 2008. Plus de la moitié des entreprises algériennes ne paient pas d'impôts. Ce sont souvent les grandes entreprises qui sont concernées par l'évasion fiscale. Peut-on avoir une démocratie sans taxation ?
Il était de notoriété publique que ce n'était pas n'importe quel opérateur privé qui pouvait importer, sous Chadli Bendjedid, des produits alimentaires, des médicaments, des pétards ou des matériaux de construction. Il y avait Monsieur sucre, Monsieur bière, Monsieur ronds à béton, Monsieur banane…
Cette situation a brutalement évolué à partir des années 1990, les barons du négoce se sont rapidement structurés en groupes embrassant une multitude d'activités et brassant des capitaux faramineux. Le groupe Khalifa s'est constitué en quelques années, l'ascension d'un tel groupe aurait pris ailleurs plusieurs générations de dur labeur. Aujourd'hui, une dizaine de groupes industriels et financiers contrôlent l'ensemble de l'économie nationale. Par exemple, le groupe que dirige Issad Rebrab, perçu comme un entrepreneur sérieux, est propriétaire de l'entreprise agroalimentaire Cevital dont l'activité s'est étendue de la métallurgie à la commercialisation du rond à béton aux voitures, à l'électroménager, à la formation et à l'édition de journaux comme Liberté. Toutefois, le capital privé algérien reste dans l'ensemble un capital rentier et spéculatif subordonné aux activités publiques. La valeur ajoutée qu'il produit est très limitée. Ce capital se déploie dans la sphère d'échange et l'économie informelle plutôt que dans celle de la production de biens et services. Son évolution dépend largement de l'humeur du prince.
L'effondrement de l'empire du groupe Khalifa comme un château de cartes a montré la fragilité de ces empires. Comme enseignement, la fuite des capitaux vers des places plus sécurisées s'est accélérée ces derniers temps. Des gouvernements occidentaux, de crainte de ne pas contrôler la traçabilité de ces fonds, ont alerté les Algériens de ce phénomène. Le terrorisme international trouve une source inépuisable dans ces fonds. La loi de finances complémentaire de 2009 (lfc 2009) est donc promulguée dans ce contexte international contraignant.
LFC 2009 et CREDOC
Les dernières mesures du néopatriotisme économique sont en effet inscrites dans la loi de finance complémentaire de 2009. Cette loi vise à réduire les importations, l'évasion fiscale et les transferts de devises vers l'étranger. La suppression du crédit à la consommation et le recours au crédit documentaire (crEdoc) sont les deux grandes décisions qui ont soulevé un tollé au sein de l'opinion publique. La première décision met en effet dans le même sac le citoyen qui contracte un crédit bancaire pour acheter une voiture, de type Maruti, ou un réfrigérateur et un entrepreneur contractant des crédits pour des pétards ou des amulettes !
La seconde décision est appliquée à toutes les activités commerciales avec les partenaires étrangers. Elle ne prévoit même pas «une exception culturelle ou artistique» pour promouvoir ce secteur. Ces mesures prises en catimini et sans concertation, n'ont pas fait l'unanimité au sein des cercles du pouvoir et des forces sociales qui ont pignon sur rue. A peine ces mesures sont-elles annoncées qu'elles sont déjà remises en cause par le Forum des chefs d'entreprise, les autres organismes patronaux et une forte opinion publique.
L'instrumentalisation de la lfc 2009 pourrait conduire à l'aggravation, l'instabilité institutionnelle et sécuritaire du pays. Des mesures radicales, prises dans la précipitation, sont difficilement mises en application lorsqu'elles ne deviennent pas contreproductives. Au regard des réactions immédiates que ces décisions ont soulevées, il est à parier qu'elles vont rapidement devenir surannées.
Les décisions importantes qui n'ont pas été appliquées sont nombreuses.
Il y a une propension chez les responsables algériens à prendre des décisions sans examiner la faisabilité ni prévoir les retombées. Ils n'ont de compte à rendre à personne, du moins pas aux électeurs. Des responsables indélicats sont même promus à des fonctions honorifiques à l'étranger. Comme décision importante, rappelons celle qui devait imposer l'utilisation de chèques dont le montant dépasse 500 000 DA. Après plus d'un quart de siècle de réformes, le sachet noir en plastique reste l'instrument de paiement privilégié en économie de bazar. L'application d'une telle décision aurait réduit considérablement le blanchiment de l'argent du terrorisme, de la drogue, l'évasion fiscale et la fuite de capitaux vers l'étranger. Une telle décision aurait dynamisé le secteur financier et bancaire, la cheville ouvrière de la réforme économique, réforme initiée pourtant depuis les années 1980.
De par sa complexité, le crédit documentaire soulève de nombreux problèmes. Les banques sont libres d'accepter ou refuser l'ouverture d'un crédit au client, fut-il provisionné à 100%. En cas de rejet, la banque est souveraine dans sa décision, elle n'a pas à la justifier. Dès lors, une telle généralisation ne pourrait-elle pas être interprétée comme une façon déguisée, particulièrement de la part de bureaucrates zélés, de réactiver la procédure d'autorisation préalable. L'ouverture d'un guichet unique, informatisé et transparent, aurait été une procédure beaucoup plus souple. Mais il n'était pas dans l'intérêt de la mafia politico-financière de mettre en place un système efficace et transparent. Le système algérien évolue toujours dans un archaïsme relevant du temps où les opérations bancaires se limitaient à un calcul d'épicier de quartier. L'Institut international de sondage vient de classer le système bancaire algérien au 134e rang mondial. Ce classement ne fait en réalité que confirmer ce que les Algériens constatent chaque fois que la nécessité les conduit aux banques ou aux autres institutions publiques.
Diplomatie et identitié nationale
Les opérateurs de l'économie de bazar ne se sont pas montrés à la hauteur des ambitions du pays en matière de politique étrangère. L'Etat algérien a perdu un élément important de sa personnalité internationale. La nouvelle équipe sous Abdelaziz Bouteflika s'est attelée pourtant à rehausser l'image de marque du pays. A cette fin, la diplomatie s'est considérablement investie dans cette mission dirigée par le président de la République lui-même. Mais en vain. L'Algérie est aujourd'hui absente du forum des décideurs du nouvel ordre international alors qu'elle avait initié un grand débat sur cette question dans les années 1970.
Quelques exemples récents illustrent plus éloquemment cette perte identitaire. L'accord algéro-français de décembre 1968 sur l'immigration, accordant une carte de séjour aux Algériens vivant en France vient d'être révisé au profit du visa de long séjour. Désormais, le régime général est appliqué aux Algériens au même titre que les autres étrangers. La France sous le président Nicolas Sarkozy ne semble pas avoir respecté la mémoire collective que les peuples partagent. Autre cas de figure, la diplomatie arabe vient de subir un camouflet historique lors de la tenue de l'élection au poste de directeur général de la prestigieuse institution de l'Unesco. Le diplomate algérien au CV élogieux n'a obtenu aucune voix.
L'échec de la diplomatie arabe est à rechercher moins dans l'influence du puissant lobby juif que dans le néo-autoritarisme à visage islamiste. Le comportement néopatrimonial qui a envahi la société n'est pas en mesure de défendre, au XXIe siècle, les valeurs universelles de l'Unesco. Les élites traditionnelles dans le monde arabe ont du mal à intégrer cette nouvelle donne dans leurs relations avec l'Occident. Il est fort à craindre que l'équipe aux commandes, issue de la recomposition du pouvoir en gestation, accentuerait le processus du pillage du patrimoine national. Elle mettrait en branle un autre type de patriotisme — le patriotisme islamiste — dont les vertus «trabendistes» furent mises en exergue lorsque le Fis a géré les communes.
Cette fois-ci, l'enjeu fondamental serait de céder définitivement les «entreprises destructurées» à la progéniture de la classe politique qui va les rétrocéder, à son tour, à des opérateurs étrangers. La mentalité «compradoriste» est parvenue à prendre en otages les véritables entrepreneurs particulièrement ceux de la nouvelle génération et les autres acteurs de la modernité.
L'auteur est Professeur, université d'Alger


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