«Même si ma dignité est bafouée tous les jours, je reste là. Uniquement pour permettre à mes enfants restés en Inde de manger.» Ganapati, marchand de légumes au centre commercial LuLu, leur verse 200 euros tous les mois. Une fortune pour ce travailleur immigré venu à Doha, capitale du Qatar, pour travailler. Lui et d'autres immigrés d'Inde, du Pakistan, de Chine, des Philippines, du Népal, du Bangladesh, du Soudan, du Yémen, de Somalie et d'ailleurs ne connaissent ni la climatisation, ni les demeures de luxe, «se contentant du peu qu'on leur donne car ils ne trouvent pas mieux ailleurs», affirme un journaliste algérien installé à Doha. Ils représentent à eux seuls les trois quarts de la population et triment plus de cinquante heures par semaine pour un salaire ne dépassant pas les 300 euros par mois (30 000 DA), une somme insignifiante. Pour un de ses confrères syriens, rencontré au Four Seasons Hôtel, l'hôtel le plus chic de toute la ville, «cette situation arrange tout le monde». Son salaire ? 4000 euros par mois. Un écart que les Qataris eux-mêmes n'arrivent pas à expliquer. «Telle est notre politique d'émigration à l'égard des populations venues d'Asie, tente d'éclairer un conseiller ministériel. Car si nous leur offrons mieux, ils s'installeront. Et nous ne voulons pas de ça, ils sont là juste pour travailler», avoue-t-il sans ambages. Nous sommes des bédouins Ce carrefour ethnique n'est en réalité que le résultat de la frénésie de construction qui s'est emparée de Doha et de tous les autres émirats d'Arabie, la transformant de manière irrémédiable. Aujourd'hui, on parle de «Doha City», signe de modernité… très «superficielle». Pas un jour ne passe sans voir la construction d'un nouveau building high-tech. Pendant que les étages montent, lui fait le chauffeur de limousine. «Nous, les Qataris, habitons dans des villas équipées de piscine, jacuzzi et autres installations de confort. Il nous est impossible d'habiter les gratte-ciels, car, à l'origine, nous sommes des Bédouins. Nous avons un autre mode de vie», lance fièrement ce jeune chauffeur, milliardaire de son état. Et à Doha, on ne lésine pas sur les moyens. Raser des quartiers pour en construire d'autres n'est qu'une procédure. Les grandes chaînes internationales d'hôtels édifient des palaces et se «déchirent même pour les meilleurs emplacements», confie pragmatiquement un diplomate américain. Dans dix ans, Doha aura construit 50 hôtels 5 étoiles. Si les investisseurs se bousculent au portillon, il y a une raison. «Doha est l'avenir, c'est ici que tout se passe. Le Qatar est le pays le plus riche sur terre. La durée de vie de ses gisements de gaz atteint les deux cents ans !», atteste un ambassadeur européen. Ce qui a poussé les gouvernants qataris «lucides et visionnaires» de l'aveu même du diplomate, à préparer le terrain aux futurs businessmen appelés inlassablement à s'installer à Doha. A côté, se développe l'industrie des loisirs et du tourisme dans un pays où la température ne descend pas à moins de 34°C le soir. Un parc Disney, des pistes de ski en plein désert, des salles de bowling, de billard, etc. Dans cette cité lumière, on vit inside (à l'intérieur) à cause notamment de la chaleur. Pleins pouvoirs Le City Center, comme son nom l'indique, a remplacé le centre-ville européen. La vie de la ville se concentre dans un hypermarché de plusieurs étages à l'architecture imposante situé à West Bay Area, en plein cœur de Doha. Important quand, pour les nantis, dont les salaires ne descendent pas en dessous de 3000 euros, le shopping est une des activités principales en dehors des heures de travail. Le Qatar se portera candidat pour accueillir la Coupe du monde en 2022 avec en option, contre la chaleur, un système de refroidissement conçu spécialement par les Japonais. Doha, c'est aussi un aéroport en passe de devenir le plus grand hub aéroportuaire du monde. Aujourd'hui, il reçoit 50 millions de voyageurs et transitaires. La porte pour le rêve ? Pas tout à fait. Car pour émigrer au Qatar, un kafil (garant) est nécessaire pour l'obtention du visa d'entrée. Responsable du comportement de ces prolétaires, il possède les pleins pouvoirs, conférés par la Constitution, sur les travailleurs. «Les candidats doivent au préalable verser une somme au recruteur pour lequel ils s'engagent à travailler pendant environ un an pour pouvoir rembourser l'emprunt contracté, relève l'ONG Al Karama. Ils disposent de contrats de travail de trois ans et sont, de par le système de parrainage instauré, à la merci de leurs employeurs, dont certains les exploitent, les menacent de détention, les sous-paient, leur confisquent leurs documents de voyage, les privent de leur salaire, leur interdisent de démissionner ou de changer de travail ou de quitter le pays sans autorisation, etc. Ces travailleurs vivent dans des conditions d'hébergement déplorables et ne bénéficient pas d'une couverture sociale adéquate.» Tous les jours, de 8h à 23h, des chaînes interminables se forment devant les guichets de transfert, installés un peu partout dans les supermarchés. La mine triste, parfois en tenue de travail, ces travailleurs des temps modernes ne profitent jamais de toute cette marchandise venue des quatre coins du monde. «Un jour, je retournerai chez moi, retrouver mes enfants, ma dignité et surtout ma liberté», confie les larmes aux yeux Hafed, un Somalien que la guerre a poussé à l'exil.