«L'Algérie a trahi le peuple libyen ! L'Algérie est avec l'OTAN, les Américains et les sionistes !» Le discours est souvent le même. Ceux qui le prononcent vivent à Illizi. Des hommes, des femmes, jeunes et moins jeunes qui, à un moment donné de leur vie, habitaient ce qui s'appelait officiellement, entre 1969 et 2011, la Jamahiriya arabe libyennne dirigée d'une main de fer par Mouammar El Gueddafi. Aujourd'hui, ils sont environ 5000 à s'être établis à travers l'immensité saharienne de la wilaya d'Illizi, principalement à Debdeb, Bordj Omar Idriss et dans le chef-lieu de wilaya. Deux ans après leur arrivée en Algérie, leur situation est toujours aussi précaire. Mohamed, un jeune Touareg algérien, gère un cybercafé au centre-ville d'Illizi : «Les Libyens qui sont chez nous, qu'ils soient Touareg ou non, sont très réfractaires à tout ce qui vient d'Alger. Ils sont encore meurtris par rapport aux événements qui ont secoué leur pays qui, pourtant, paraissait l'un des plus stables de la région, si ce n'est du continent africain.» Dans leur majorité, ils sont Touareg. Rares sont ceux qui sont venus des grandes villes du nord du pays, comme Tripoli, Syrte ou même Benghazi. Camps Dans le centre-ville d'Illizi, à un rond-point surplombé d'une majestueuse statue d'un Touareg sorti tout droit du Tassili, une automobile, immatriculée en Libye, s'arrête non loin d'un café. Le chauffeur, un certain Ali, âgé d'une trentaine d'années, raconte : «J'habite Sebha, au sud de la Libye. Je viens régulièrement en Algérie, mais depuis que la frontière a été fermée, je suis obligé de transiter par la Tunisie. J'ai de la famille ici à Illizi. Certains membres sont établis en Algérie depuis plusieurs années et sont bien intégrés dans la population, mais d'autres… Ceux-là, c'est clair que ce sont des clandestins. Ils vont avoir des difficultés énormes à régulariser leur situation, surtout ici à Illizi-ville. Ceux de Debdeb, au moins, vivent dans des camps de réfugiés, mais pour combien de temps ? Ceux d'Illizi sont hébergés chez des familles, parfois se cachent à l'extérieur de la ville, mais ça ne peut pas durer.» Direction In Amenas sur la RN3. La nuit va bientôt tomber et, dans cette partie du territoire algérien, elle tombe vite. Nous avons fait au moins 40 km sur la piste, puis la Toyota s'arrête net. Pour éviter des soupçons, il faut continuer à pied. La marche s'étend dans la nuit noire sur du sable et de la pierraille. Elle dure au moins trois quarts d'heure dans le noir le plus total. Au loin, un feu est allumé. Une quinzaine de personnes autour de ce réchaud improvisé. Beaucoup d'hommes, quelques femmes. Certains habillés à la mode terguie, d'autres non. Beaucoup sont bruns. Un homme, que nous appellerons Ahmed, paraît avoir 45 ans, une épaisse moustache sur le visage, des dents lui manquent. Un autre plus jeune intervient. Vêtu d'un chèche tergui, il a à peine la trentaine. «L'Algérie, l'Etat algérien nous a trahis. Au début il soutenait notre guide (Mouammar El Gueddafi, ndlr), puis il a fait volte-face, il a trahi. Pour moi, Alger ou Tel-Aviv c'est la même chose, maintenant, barra !» Le ton monte. Deux jeunes d'une vingtaine d'années profèrent des insultes. Les jeunes sont de plus en plus violents verbalement. Prostitution A la sortie d'Illizi, c'est un couple avec trois enfants, originaire de Sebha, qui héberge trois parents, originaires de Syrte, le bastion d'El Gueddafi. Trois parents, trois hommes, âgés respectivement de 43, 38 et 27 ans. Ils ont fui Syrte au cours de l'été 2011, lors des bombardement des forces de l'OTAN. «Au lieu de prendre la direction de la Tunisie, comme la plupart de nos compatriotes, explique Omar, le plus âgé des trois, nous avons préféré nous rendre en Algérie. La Tunisie était promise à un avenir instable, alors que l'Algérie paraissait beaucoup plus solide sur le plan politique. Après quelques mois, au centre du Croissant-Rouge de Debdeb, certains de notre groupe ont voulu tenter leur chance à Hassi Messaoud. Mes deux compagnons et moi-même avons préféré nous établir à Illizi où j'avais quelques contacts sur place. D'ailleurs, je n'ai plus eu une seule nouvelle des autres qui nous accompagnaient. Nous étions un groupe de 10 initialement.» Idriss, le troisième homme, se redresse d'un coup. Il insiste sur les conditions de vie, de «survie» même : «De temps à autre, nous essayons de gagner notre vie, à travers de petits boulots au noir. Je fais un peu de mécanique, chez un garagiste du coin. Je lui rends service. Il me paye un peu, ça me permet de me nourrir et de ne pas mendier. El Hamdoulillah, je tiens le coup, mais pour combien de temps, encore. Quand je pense que des Libyennes sont livrées à elles-mêmes. Ça fait mal. Il paraît que certaines s'adonnent à la prostitution du côté d'In Aménas et de Djanet. Elles tentent elles aussi de survivre en vendant leur corps, ce qu'elles n'auraient jamais fait du temps de la grande Jamahiriya.» Rancune Quant aux relations avec la population locale, elles sont plutôt bonnes, selon nos interlocuteurs. «Tout se passe correctement. D'ailleurs, certains de nos compatriotes touareg qui vivent ici depuis des années nous ont beaucoup aidés moralement. Ceci dit, pour rien au monde, je ne partirai à Alger tenter quelque chose. Je me souviens que le guide n'était pas encore capturé que le drapeau fantoche du CNT flottait sur le toit de notre ambassade (au cours du mois d'août 2011, ndlr) et curieusement l'Etat algérien n'a rien fait. Comment ne pas leur en vouloir.» Les Libyens de la wilaya d'Illizi voient un sombre avenir pour leur pays. «Ils sont complètement déstabilisés, conclut Mohamed, le gérant du cybercafé. Beaucoup n'ont vécu que les 42 ans de règne d'El Gueddafi. Ils ont grandi avec lui, ils ont été en quelque sorte éduqués par lui, d'où cette agressivité qu'ils expriment. Mais ils doivent réapprendre à vivre, et ça prendra du temps, malheureusement.»