Ahmed Taleb-Ibrahimi raconte, dans le troisième tome de ses mémoires Un dessein inabouti, qui sera publié prochainement aux éditions Casbah, la bataille autour de la succession de Boumediène menée entre le fringant ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, et le secrétaire général du FLN, Mohamed Salah Yahiaoui. Bouteflika, qui appartenait au cercle restreint des compagnons et intimes du défunt, met en évidence cette proximité, pour apparaître comme étant l'héritier naturel de Boumediène. Yahiaoui, quant à lui, avance que le véritable héritier est celui qui partage avec le président défunt les mêmes convictions idéologiques qu'il s'attachera à mettre en œuvre et à généraliser au bénéfice des couches populaires et laborieuses et non celui qui prône une ouverture «libérale», faisant allusion aux penchants connus de son rival. Le point faible de Bouteflika était, à en croire Taleb-Ibrahimi, «l'absence d'un enracinement populaire et d'une base sociale». Cela fut corrigé lors de la cérémonie d'inhumation de Boumediène, lorsqu'il eut le privilège de lire la traditionnelle oraison funèbre. Il glisse, à ce propos, une anecdote savoureuse selon laquelle Bouteflika n'était pas l'auteur de la célèbre oraison funèbre lue aux obsèques du président Boumediene. «Ce discours de circonstance, écrit-il, important événement dans la conjoncture actuelle, a été rédigé au niveau du secrétariat du parti et naturellement, c'était Yahiaoui donc qui devait le prononcer. Au dernier moment, et à la surprise générale, le texte est remis à Bouteflika qui n'en paraît pas surpris. Il s'avance d'un pas assuré vers le podium spécialement dressé à cet effet, à côté de la tombe ouverte, dernière demeure de Boumediène et prononce un discours mémorable.» Il poursuit : «C'est un moment exceptionnel et de grande portée politique qui est offert à Bouteflika pour se faire apprécier des Algériens, comblant ainsi de belle manière son handicap par rapport à son rival.» En quelques minutes, celui dont on connaissait peu de choses devenait une figure associée à celle du défunt, son mentor politique. L'actuel président de la République était perçu, à la fin des années 1970, par les hommes du système comme un «libéral soumis aux Américains». L'image du secrétaire général du FLN n'était guère plus reluisante, lui qui considérait la Libye comme son modèle. Merbah, Beloucif et Benyelles ont proposé le nom de Chadli «L'issue de ce duel devient de plus en plus incertaine, et comme souvent dans des situations analogues, c'est un troisième protagoniste, inattendu et se tenant loin de cette lutte, qui va émerger et l'emporter», commente Taleb-Ibrahimi. A en croire son ouvrage, le nom du successeur au président Boumediène fut arrêté grâce à l'activisme de trois officiers supérieurs de l'ANP : Kasdi Merbah, Mostefa Beloucif et Rachid Benyelles. Une fois installé dans son fauteuil, Chadli livre alors une curieuse confidence à Taleb : «Il m'apprend, écrit-il, que lors du blocage de la succession de Boumediène en décembre, Yahiaoui lui a proposé de prendre la présidence et de la lui rétrocéder après six mois.» «Comment a-t-il pu me faire cette proposition alors que mes cheveux ont blanchi prématurément sous l'effet de multiples complots auxquels j'ai survécu ?», aurait soutenu Chadli. Beaucoup des caciques du FLN qui avaient applaudi à la désignation de Chadli Bendjedid au poste de président de la République le jugeaient «incapable»– dixit Taleb-Ibrahimi – d'endosser une telle mission, il assumera pourtant 13 ans durant le pouvoir suprême. Création de la Cour des comptes et suspicion autour de l'ancien ministre des Affaires étrangères : à l'origine des investigations sur les comptes de Bouteflika Les premières années de la présidence de Chadli Bendjedid marquent le début de la longue traversée du désert de Abdelaziz Bouteflika. Dans ses mémoires, Ahmed Taleb-Ibrahimi qui fut ministre-conseiller, ayant participé à la création de la Cour des comptes, relate la discussion tendue entre Chadli et lui au sujet des dépôts des ambassades faits par Bouteflika dans un compte privé en Suisse. « Le 18 février, écrit Taleb-Ibrahimi, Bouteflika qui a sollicité une audience est introduit. Sans doute est-il surpris de ma présence. Il tend alors un chèque à Chadli en indiquant qu'il s'agit de reliquats des budgets des ambassades déposés dans un compte à Genève, avec l'accord de Boumediène. Chadli lui pose alors une seule question : pourquoi cet argent a-t-il été déposé en Suisse au lieu de rejoindre le Trésor public ? Réponse du ministre des Affaires étrangères : ‘‘Pour la construction d'un nouveau ministère''.» A en croire Ahmed Taleb-Ibrahimi, Chadli refuse de prendre le chèque et demande à Bouteflika de le remettre au ministre des Finances, Benyahia, accompagné de préférence d'une comptabilité détaillée. Plus tard, il ordonnera à ce dernier de déclencher une enquête de l'inspection des finances qui va durer des mois afin de voir clair dans ce compte genevois. «A la suite de quoi, écrit Taleb-Ibrahimi, Bouteflika effectue des séjours prolongés à l'étranger, tout en restant membre du bureau politique jusqu'en janvier 1982. Il me rend visite à la présidence le 5 mars 1980 pour se plaindre du ‘‘harcèlement du contrôle qui vise à le salir et du poste de ministre-conseiller qui est une façon de l'éloigner des affaires''.» Selon lui, Chadli s'est opposé systématiquement à la mise en examen de son ancien compagnon du Conseil de la révolution, tempérant ainsi les ardeurs du président de la commission de contrôle du parti. De son côté, Taleb-Ibrahimi, alors ministre-conseiller, se lance dans la création de la Cour des comptes, un organisme censé contrôler les dépenses publiques. «C'est à l'intérieur du système qu'il faut commencer à assainir», disait-il alors. «Pour moi, écrit Taleb-Ibrahimi, il est clair que la mission dont je suis chargé fait peur. J'en étais conscient. Aujourd'hui, avec le recul je me demande si le langage de la franchise que j'ai tenu au long des débats, n'a pas contribué à affirmer cette peur et à me faire des adversaires politiques dont j'affronterai l'hostilité quelques années plus tard, notamment au lendemain des événements d'Octobre 1988.» Cela lui vaudra, en tout cas, une brouille avec le président Chadli qui le soupçonnait de vouloir «enquêter sur les biens des hauts dirigeants de l'Etat, notamment du Président dans la région de Annaba». Depuis sa création, la Cour des comptes a eu pour seul «client», parmi les personnalités publiques, Abdelaziz Bouteflika. Depuis son accession au pouvoir, toutes les activités de cet organisme de contrôle ont été gelées. Taleb-Ibrahimi semble le regretter dans son ouvrage : «Après l'ère Chadli, et davantage maintenant, souligne-t-il, la Cour des comptes est maintenue quasiment en sommeil pour éviter de mettre en lumière la dilapidation organisée du patrimoine national à la faveur des structurations, des privatisations et autres réorganisations…» Il poursuit : «Comment expliquer autrement le fait que le dernier rapport annuel de la Cour des comptes publié au Journal officiel remonte au mois de février 1999 ? La corruption s'est développée à grande échelle, encouragée par l'impunité, l'absence de transparence et l'incapacité des assemblées élues à exercer leur fonction de contrôle.» Evénements d'octobre 1988 : le résultat d'une guerre entre deux courants Les évènements du 5 Octobre 1988 seraient le résultat d'un clivage entre deux courants contradictoires : l'un désirant une réforme du système de l'intérieur avec une ouverture politique qui, sans affecter la suprématie du FLN, déboucherait vers le multipartisme et l'autre voulant une implosion du système qui mènerait à une économie libérale sans régulation, une dénationalisation y compris des hydrocarbures et une démonopolisation du commerce extérieur. C'est l'analyse défendue par Ahmed Taleb-Ibrahimi dans le dernier tome de ses mémoires à paraître aux éditions Casbah. «Qu'il y ait eu un ras-le-bol général qui a généré des manifestations, cela est compréhensible et attendu. Mais que la cible soit le FLN dont on brûle les sièges et dont on fait le bouc émissaire, là, il y a manipulation», explique celui qui occupait le poste de ministre des Affaires étrangères au moment des faits. Ahmed Taleb-Ibrahimi affirme avoir présenté sa démission à un Chadli «décontracté» le 8 octobre. Cette décision aurait été motivée par le fait qu'il lui était «difficile de rester membre d'un gouvernement qui a donné l'ordre de tirer sur le peuple». Le président Chadli aurait alors rétorqué : «Mais c'est parce que je n'ai trouvé ni parti, ni gouvernement, ni police que j'ai fait appel à l'armée !» Après une hostilité sourde qui dura quelques années, la rupture est alors officiellement consommée entre le président Chadli et son ministre des Affaires étrangères : «Depuis plus d'une année déjà, je percevais des signes que ma présence auprès de Chadli n'était pas souhaitée par certains milieux, mais à ce moment précis, je sens que le divorce est définitif avec un homme dont j'ai été le collaborateur durant une décennie au cours de laquelle j'ai tout fait pour préserver son image, parce qu'il est le président de mon pays et que mon pays est jugé à travers lui.» Benyelles lance l'idée du multipartisme Le Président décide de convoquer une réunion du bureau politique le lendemain, 9 octobre. «Au cours de cette réunion, relate Taleb-Ibrahimi, le président n'a plus l'assurance de la veille, sans doute parce que les manifestations se sont étendues à d'autres régions du pays. Un changement paraît inévitable après le séisme. Les membres du bureau se succèdent sans jamais rien suggérer de nouveau. Seule intervention remarquée, celle de Rachid Benyelles qui propose que le Président, dans son discours, annonce sa non-candidature, ce qui provoquera une onde de choc psychologique devant permettre, selon lui, une reprise en mains et, pourquoi pas, un retour de Chadli. Il lance l'idée du multipartisme, que Messaâdia réfute. Quant à Larbi Belkheir, il s'adresse au Président en ces termes : ‘Vous n'avez pas à rougir de vos réalisations.'» La proposition du multipartisme est unanimement retenue, mais les visages demeurent, selon Taleb-Ibrahimi, crispés. Les deux groupes de pression voulaient, d'après lui, se débarrasser des deux hommes qu'ils croient avoir le plus d'influence sur Chadli. «Curieusement, écrit-il, les deux groupes vont obtenir satisfaction puisque Messaâdia est remplacé par Abdehamid Mehri le 29 octobre et Taleb par Boualem Bessaïeh le 7 novembre. Il faut ajouter le départ du général Mejdoub Lakhal Ayat (remplacé par le général Betchine), directeur des services de la Sécurité militaire, impliqués dans la gestion de la crise et notamment dans la pratique de la torture. Mais la crise n'était pas encore résolue et Chadli ignorait qu'en acceptant le départ de ses plus proches collaborateurs, il signait son propre départ.»