Durant cette longue période, Albert Camus ne se fit remarquer que par son silence public, contrastant avec son soutien fréquent à des demandes de grâce de condamnés à mort algériens. Ce silence lui fut reproché par un étudiant algérien, lors de son acceptation du prix Nobel de littérature en décembre 1957 à Stockholm, et il lui répondit qu'il défendrait sa mère avant la justice. Peu après, il décida de publier sous le titre de Chroniques algériennes (ou Actuelles III) une sélection de ses principaux textes sur l'Algérie, en faisant connaître sa position définitive dans l'introduction et la conclusion. Ce livre, paru à la fin mai 1958, donna l'impression d'un ralliement à la politique d'intégration qui semblait alors triompher, et peu d'intellectuels comprirent la valeur de l'exigence morale qui lui interdisait de renoncer à défendre les siens contre le terrorisme, tout en condamnant la torture. Jusqu'à sa mort accidentelle le 4 janvier 1960, Albert Camus resta fidèle à la même position, continuant ses interventions discrètes en faveur des condamnés à mort algériens, tout en gardant le silence. L'infléchissement de la politique algérienne du général de Gaulle, par le discours sur l'autodétermination, conforta son attitude, car il y vit une solution équilibrée proche de ses voeux. C'est ce qu'illustre sa lettre du 19 octobre 1959 à Nicola Chiaromonte, citée dans la nouvelle édition des Œuvres complètes dans la « Pléiade » (t. IV, p. 1408, note 1). Mais selon les témoignages concordants de Roger Quilliot et d'André Rossfelder, il était prêt à prendre publiquement position contre le FLN et l'indépendance, et dans cette dernière éventualité, il était résolu à quitter la France pour aller vivre au Canada. On ne peut donc pas suivre son ami Jules Roy qui, dans La Guerre d'Algérie, paru en 1960, se prononça pour l'indépendance en sollicitant son approbation posthume. On ne peut pas affirmer non plus qu'il aurait suivi le même itinéraire que son autre ami André Rossfelder : la semaine des barricades (24 janvier-1er février 1960) et le putsch des généraux (22-25 avril 1961) entraînèrent celui-ci à rejoindre en 1962 les derniers jusqu'au-boutistes de l'Organisation armée secrète-Conseil national de la Résistance (OAS-CNR), qui tentèrent d'assassiner le général de Gaulle. Mais on peut au moins supposer que la « communauté algérienne des écrivains », à laquelle voulait croire Albert Camus, se serait vraisemblablement coupée en deux, et que sa prise de position contre l'identification de l'Algérie au FLN aurait eu un poids non négligeable. Par Guy Pervillé, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Toulouse (France). Dictionnaire Albert Camus, Robert Laffont, Paris, 2009. (Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur).