Ce sera comme un éclairage complémentaire à celui qu'a choisi Sid Ali Boukrami dans vos colonnes du 23 janvier, un projecteur en quelque sorte orienté en direction du contour global d'un haut serviteur de l'Etat, qui a su allier hauteur et dignité, savoir-faire et humilité, loyauté et indépendance d'esprit dans sa relation à la chose publique, intégrité et fidélité envers sa famille, les êtres chers et les amis. Je m'éloignerai donc des hommages et louanges convenus, tradition respectable, certes, mais qui, selon le degré de sincérité du pouvoir ou des gens qui ne s'y prêtent que pour paraître honorer les serviteurs de la société. Il ne s'agit pas non plus de pleurer en public un aîné, que le hasard m'a fait connaître à l'indépendance nationale recouvrée, sur les chemins de l'action publique et dont un long attachement commun au service de l'Algérie et de l'Etat nous a rendus, l'un et l'autre, ami et frère. D'une famille de nationalistes et de patriotes, il s'est engagé très jeune dans le mouvement national, tout en suivant un cursus de juriste à la Sorbonne, qui l'a conduit à la profession d'avocat. Un militantisme actif au sein du mouvement national le conduisit à l'exil, puis à l'exercice d'une fonction au sein de la Banque centrale de Tunisie, auprès de Hedi Nouira, dirigeant de l'institution, autant de conditions qui ont ajouté à sa vocation de juriste, une solide dimension économique et financière. Membre de l'administration centrale du GPRA à Tunis, il fut parmi les négociateurs d'Evian un des principaux artisans de l'architecture économique et financière des accords du même nom. Au lendemain de l'indépendance, il fut chargé de fonder une institution stratégique : la Banque Centrale de l'Algérie indépendante. Il assuma intégralement la création du dinar, attribut essentiel de souveraineté, malgré l'ampleur et la difficulté de la tâche pour une jeune nation dé-pourvue de cadres. Il a assumé l'instauration du dinar en avril 1964 et doté l'Algérie des outils essentiels de fabrication de la monnaie nationale, car seul le papier fiduciaire était importé, le reste était algérien, y compris l'illustration des billets, confiée à un grand artiste algérien, Mohamed Issiakhem, devenu sage fonctionnaire pour accomplir sa mission et satisfaire les exigences du gouverneur. Jusqu'à la veille de la disparition de Boumediène, la valeur du DA était de 4 DA pour 1 US $ Aujourd'hui le dinar vaut 50 fois moins (200 DA pour 1 US $ ) En matière de gestion des réserves, gestion dont on sait qu'elle relève des attributs de la BCA, son mandat ne fut pas de la promenade et pour cause : le premier baril vendu par Sonatrach en 1966 rapportait à nos réserves de change 1,60 US dollar c'est à dire 90 fois moins que le niveau de 2001. A la veille de son départ de la Banque Centrale, à la fin de l'année 1981, le cours du pétrole était à 12,35 US $ le baril. C'est dire combien on était loin de l'aisance, voire de l'euphorie financière, des deux dernières décennies. En plus des lourdes charges inhérentes à l'édification de la gestion de la BCA, Seghir Mostefaï fut impliqué de facto dans le développement de secteurs qui débordent largement celui qui relevait de jure de sa compétence. En effet, il a été membre du conseil d'administration de l'Organisme saharien, organisme paritaire franco-algérien, présidé par Lamine Khène (1962-65), puis de l'Organisme de coopération industrielle OCI (1965-70 ) Il a participé aux grandes négociations multilatérales et bilatérales engagées par notre pays. En dehors de la gestion du quotidien de nos secteurs respectifs, nous nous sommes souvent trouvés ensemble et en continu, que ce fût sur des dossiers internationaux ou dans les missions aux réunions du système du FMI ou aux délégations extraordinaires arabes ou africaines (guerre des Six-Jours, guerre d'Octobre 73, OPEC, etc.) Grâce à la personnalité et au savoir-faire professionnel du gouverneur, la BCA a acquis sur la scène financière internationale une solide crédibilité et inspiré maints pays amis qu'elle a soutenus dans la création de leurs propres instituts d'émission, la formation de leurs cadres et la fabrication de leur monnaie nationale. Seghir Mostefaï, alliait élégance et distinction à une humilité et une discrétion reconnues dans les allées du système FMI-World Bank et ses institutions périphériques, ou, plus généralement, dans le cadre de ses relations avec les Banques Centrales des pays partenaires de l'Algérie, dont les responsables avaient pour habitude de rechercher ses avis. Le connaissant comme un détenseur constant et vigoureux des intérêts des pays du Tiers Monde au sein des institutions internationales, ce sont ses pairs qui l'ont désigné en 1972 pour figurer parmi les «experts de haut niveau» chargés du projet de réforme du Système monétaire international et pour y représenter les groupes dits «des 20 et des 24». Le réseau d'amitié et de confiance, patiemment tissé entre les représentants de la BCA et ceux des différentes instances, n'a pas été sans rejaillir sur nos propres intérêts. Ce fut notamment le cas avec la Fédéral Reserve, lors d'une opération d'échange de réserves d'or contre dollars, à la fin de l'année 1968, bien que l'Algérie ne fût pas partie à l'accord de Washington sur le double prix de l'or : cette opération autorisée par les autorités monétaires américaines, après qu'elles s'y furent opposées dans un premier temps, fut une marque indéniable de considération à l'égard du représentant d'un pays comme l'Algérie et des thèses défendues par notre pays sur le plan monétaire et financier. Négociées par Seghir Mostefaï, cette opération, visant à constituer le stock d'or de notre pays, autorisée par les autorités monétaires US après qu'elles s'y furent opposées dans un premier temps, fut une marque indéniable de considération a l'égard du représentant d'un pays comme l'Algérie et des thèses défendues par notre pays sur le plan monétaire et financier. Cette même crédibilité a largement contribué à renforcer l'image de l'Algérie sur la scène internationale, notamment lorsque Seghir Mostefaï fut chargé de représenter la République Populaire de Chine pour introduire sa demande de ré-adhésion au Fonds monétaire international en 1980 et pour l'organisation de son retour après des années d'absence. Le respect strict des engagements, l'utilisation très mesurée des clauses de garantie des positions nous ont donné beaucoup d'atouts dans les négociations avec nos partenaires très attentifs à la stabilité institutionnelle et la cohérence des arguments. La rigueur de la gestion de la Banque Centrale d'Algérie et sa réputation sur les marchés finan-ciers internationaux ont permis aux sociétés nationales d'avoir accès aux financements des bailleurs de fonds et des grandes banques internationales dans les conditions les plus favorables, alors que l'Algérie était à l'époque très loin de connaître l'aisance financière dont allait bénéficier le pays en 1982-84 et depuis 2001. En 1980, lors des négociations pour la libération des otages américains en Iran, toutes les tentatives de règlement précédentes ayant achoppé sur l'extrême complexité du processus de restitution des avoirs iraniens bloqués par les Etats -Unis, jusqu'au jour ou feu Mohamed Seddik Benyahya demanda à Seghir Mostefaï de lui prêter main-forte compte tenu de son expérience des grands arbitrages financiers internationaux. Concomitamment se trouvait dans la délégation américaine Anthony Salomon, ancien dirigeant de la Fédéral Reserve, un des interlocuteurs de longue date de Seghir Mostefaï aux Etat-Unis et qui se trouvait en charge du gel des avoirs iraniens aux Etats-Unis. De l'autre côté, la Markazi Bank iranienne connaissait bien son homologue algérienne avec laquelle elle entretenait des relations de coopération depuis les années 60-70 . En effet, au lendemain de la révolution iranienne, la Markazi Bank ayant été désertifiée par l'ensemble de ses dirigeants, plusieurs cadres financiers iraniens ont été envoyés à la Banque Centrale d'Algérie pour y effectuer un stage de formation durant plusieurs mois et l'un d'eux a été désigné à son retour en qualité de gouverneur. Finalement, c'est la solution proposée par Seghir Mostefaï qui a permis la résolution du noeud gordien de l'affaire : un mécanisme complexe de transfert des fonds iraniens à travers les comptes séquestrés dans lequel la Banque Centrale d'Algérie a joué un rôle essentiel grâce à la confiance dont elle bénéficiait, tant auprès des Iraniens, que des Américains, pour recevoir les avoirs restitués à l'Iran et permettre simultanément la libération des diplomates américains. Cette réussite historique de la diplomatie algérienne, là ou toutes les solutions envisagées auparavant, Etats et personnalités de premier plan confondus, avaient achoppé, à savoir le problème de la restitution des avoirs iraniens, a donné un avantage exceptionnel à notre pays dans ses relations avec les USA, dont il continue de bénéficier aujourd'hui. Seghir Mostefaï n'a jamais songé à tirer une gloire personnelle ni faire parler de lui, malgré les nombreuses sollicitations de la presse internationale. Plus généralement il ne s'est jamais attendu à une quelconque contrepartie à ce qu'il a donné : son attitude sur ce plan était essentiellement d'ordre éthique. De surcroît, au delà de l'éthique, il y avait des considérations d'ordre politique et philosophique : son expérience des pouvoirs l'a rendu suffisamment averti de nos mœurs politiques et systèmes pour le prémunir envers l'idée même d'attendre la moindre reconnaissance. Il a toujours décliné gentiment, mais fermement, toute offre de poste ministériel de Boumediène, qui l'estimait et lui témoignait sa confiance, et ce, jusqu'au retour de Mohamed Boudiaf : pourtant Dieu seul sait le mystère qui est derrière cette fascination qu'exerce le poste de ministre sur la plupart des mortels. La constatation ne vaut pas que pour l'Algérie. le temps ayant fait son œuvre, Seghir Mostefaï n'aimait pas évoquer les mesures indignes qui ont été prises à son encontre: mais ce qui l'a le plus affecté, c'est la confiscation de tous ses documents personnels et archives de son domicile convoité par les hauts responsables de l'époque, aujourd'hui tous disparus, mais qui l'ont empêché d'écrire sa page d'histoire. Mais ce n'est pas cet aspect sordide que je souhaite mettre en exergue : lui est resté fidèle à lui-même jusqu'au bout, sans amertume ni ressentiment, un homme digne et respectable, qui a contribué parmi tant d'autres à l'édification de notre pays sans rien attendre. S. A. G.