Ceux qui empruntent le boulevard Front de mer de la ville de Skikda ont certainement eu à remarquer les banderoles accrochées au fronton d'un vieil immeuble situé en contrebas de la mosquée du quartier de l'Abattoir. Ces banderoles, attachées à ce qui reste des balcons de l'immeuble, portent toutes des slogans appelant les pouvoirs publics à venir en aide aux treize familles qui habitent ces lieux tombant en ruine. A priori, on aurait tendance à considérer cette situation comme n'étant qu'un autre cas d'immeubles vétustes, comme il en existe tant à Skikda. Il est vrai que la ville regorge de cas similaires. Skikda compte en effet des dizaines d'immeubles qui s'effritent. Une réalité qui a tendance à banaliser dangereusement ce phénomène. «Pourquoi parler de ce cas ? Il y en a des centaines comme lui», se plaisent parfois à rétorquer les responsables locaux, qui semblent trouver là une formule magique pour masquer toutes leurs inerties. Alors, pourquoi évoquer le cas de la bâtisse du front de mer et en quoi elle serait différente de ces bâtisses qui s'écroulent à vue d'œil aux Arcades, à Zkake Arabe, à Houmet Ettalyène, à Sebâa Biar, etc ? La souffrance de tous ceux qui vivent dans ces centaines de logements est la même, tout comme les risques qui les guettent au quotidien. La Première Guerre mondiale est passée par là Le cas de l'immeuble du front de mer ne diffère pas tellement des autres. Il se singularise cependant par l'état de vétusté très avancé et aussi par son importance historique restée méconnue. Sous d'autres cieux, cette bâtisse aurait été récupérée et déclarée monument historique. Elle représente un pan indéniable de l'histoire de la ville, du pays, voire de l'humanité, dans sa globalité. Cette bâtisse, construite vers 1881, a été le témoin d'un fait historique majeur en relation avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Un fait qui a, de tout temps, été occulté et est resté méconnu en dépit de son importance. Ce que l'on ne sait pas, c'est que les premiers obus ayant inauguré la Première Guerre mondiale ont été tirés sur Skikda et Annaba, anciennement Philippeville et Bône. Ces deux villes ont effectivement essuyé les premières bordées allemandes le 4 août 1914, inaugurant ainsi les hostilités du premier conflit mondial. En effet, ce 4 août 1914, à 4h 30, le puissant croiseur allemand, le Goeben, tira une cinquantaine d'obus sur la ville, dont l'un percuta la maison Visconti, l'actuelle bâtisse du front de mer, dont il endommagea une pièce du premier étage. Ce fut là un événement mondial que les historiens considèrent, aujourd'hui, comme étant la véritable déclaration de guerre de ce premier conflit mondial que la France coloniale avait occulté pour ne pas ébranler son image auprès des populations algériennes. Seulement, la bâtisse du front de mer, qui semble encore résister au temps, reste plus ou moins debout, comme pour témoigner de ce fait historique d'envergure mondiale. Malheureusement, elle continue d'être occultée, alors qu'elle devrait plutôt bénéficier de plus d'égards pour transmettre aux générations actuelles et futures, les hauts faits historiques de leur ville et de leur pays. Aujourd'hui, la bâtisse, dont la façade donne sur la Grande bleue, a besoin d'être sauvée pour ne pas subir le même sort que les autres repères de la mémoire collective, à l'exemple du centre de torture de l'Abattoir, qu'on a rasé, effaçant ainsi les traces matérielles des supplices subis par des centaines de jeunes nationalistes Skikdis lors de la guerre de Libération. Des caves sans aération Tout comme cet immeuble, les treize familles qui y vivent ont, elles aussi, besoin d'être sauvées. Elles ont besoin surtout de disposer de conditions de vie plus humaines. Certains sont nés dans ces lieux. Une vieille dame se souvient même du nom de la propriétaire d'origine italienne de cet immeuble qu'elle louait à des pieds-noirs et à d'autres Algériens. «J'ai grandi ici. Je m'y suis même mariée. En 2004, on a relogé quelques habitants, mais moi je n'ai pas été concernée. Je ne sais pas pourquoi», témoigne-t-elle. Tout le monde veut exposer son cas et raconter son histoire. Tout le monde insistait pour faire le petit «tour du propriétaire» et montrer l'état des pièces où survivent ces citoyens. Les semblants de logements du rez-de-chaussée ne sont en réalité que des caves sans aucune aération. Invivables. On y voit même un robinet et son bassin datant des années 1880. Au premier étage, on passe directement au second degré de dangerosité. De peur surtout. On a comme l'impression que les appartements qui le composent sont totalement détachés des assises de l'immeuble. Lorsqu'on arpente la dalle d'une terrasse de l'étage, on vacille carrément. On a même la sensation de nous défaire de toute attraction. Une fosse grande ouverte, emplie d'eaux usées, dégage ses odeurs. A côté se trouvent les toilettes collectives aménagées en 1881 et qui sont encore utilisées par l'ensemble des habitants. L'escalier, sans rampe, a déjà perdu quelques marches, emmenant les habitants à recourir au bricolage pour regagner leurs demeures. Des fois, les lieux vibrent réellement. A chaque passage d'un poids lourd sous le boulevard du Front de mer, à moins de 10 mètres seulement de l'immeuble, la terre tremble. Comment peut-on vivre en suspension ? Les appartements de l'étage supérieur partagent tous les mêmes fissures du temps et de l'oubli. Infiltrations d'eau, affaissement du sol, promiscuité et une insoutenable odeur d'humidité, qui vous suit partout. «Ma femme est tombée du premier étage. La rampe a fini par céder et par la faire chuter. Elle a passé plusieurs jours à l'hôpital», raconte un jeune père de famille. Les habitants exhibent, comme preuve irréfutable, une pile de correspondances qu'ils avaient déjà adressées aux responsables locaux. Ces lettres sont restées sans suite. «Pour se défendre, l'administration affirme que tous les habitants de cet immeuble avaient déjà bénéficié de logements sociaux en 2004. C'est faux. Seuls 8 logements avaient été attribués à cette époque, alors que cet immeuble abritait à cette date plus de 16 familles qui se partageaient les appartements», avancent les habitants. Ces derniers se demandent même si des logements n'auraient pas été attribués à des tiers au nom des habitants de cette bâtisse. La seule présence des officiels sur les lieux remonte à deux ans, lorsque les agents de Sonelgaz étaient venus couper l'alimentation en gaz de ville. «On nous a dit que c'était par mesure de sécurité», rapportent les habitants, qui ne savent désormais plus quel sens donner au mot sécurité. Dans ce magma d'insécurité, de corrosion, d'odeurs nauséabondes, d'humidité et d'affaissement, seuls les éclats de rire des enfants apportent un peu de vie à des lieux où rien n'inspire à vivre.