Avec Harraga, Sansal change subtilement de registre. Si l'on retrouve toujours son style impeccable, ses phrases chaloupées, sa virtuosité, s'il y a bien quelques piques - toujours bien senties - et des descriptions peu reluisantes de notre pays, si la construction est toujours rigoureuse, il a à présent le souci avant tout de raconter une histoire, pas une histoire juste, non, juste une histoire, comme le disait Jean-Luc Godard. Et quelle histoire ! Voici. « Qui l'eût cru, moi Lamia, docteur en pédiatrie et femme de tête, détachée des contingences et vaccinée des mièvreries, me voilà remuant la vie débraillée d'une paysanne transformée en fille des rues ! » Tout est dit. Il y a donc Lamia, 35 ans, jeune femme étrange, médecin dans un hôpital déglingué de la capitale, qui habite, seule, une non moins étrange maison, une vieille maison au passé riche et à l'histoire tumultueuse qui épouse l'histoire de l'Algérie. Il y a aussi une foule de personnages, ses parents partis trop tôt, un frère, Yacine, parti aussi, une amie de cœur, Louiza, partie aussi, un autre frère, Sofiane, parti tenter sa chance vers l'Espagne via le Maroc, comme tous les harragas et dont elle n'a plus de nouvelles ; il y a Barbe-Bleue, « une ombre qui se dessine derrière les persiennes de la maison d'en face », un personnage énigmatique qui hante ses nuits, il y a Schéhérazade « belle voix, chaude, un peu rauque (...) tout l'Orient tel qu'il n'a jamais été conté » qui parle de Constantine comme Yasmina Khadra de Kaboul dans Les Hirondelles de kaboul, nous dit Sansal. Il y a enfin, Chérifa, lolita de 16 ans, enceinte d'un Don Juan de pacotille qui l'a abandonnée et qui débarque un beau jour dans la vie de Lamia et qui va la bouleverser, littéralement. Alger devient alors une véritable cour des miracles, où d'autres personnages entrent en scène ; les scènes les plus drolatiques succèdent aux drames les plus épouvantables. Cette Chérifa, c'est un courant d'air insaisissable, une tornade, elle entre, elle sort, elle apparaît puis disparaît des jours entiers, elle s'amourache du premier venu, elle s'habille de bric et de broc, se parfume violemment, bref « cette Chérifa est une anguille, on ne la tient pas. » Le roman de Sansal, même s'il est sombre, toujours sur le fil, est le plus souvent drôle il est un mixte de comédies italiennes des années 1970, douces, amères, et de télénovelas mexicaines avec des personnages hauts en couleurs mais tous attachants, avec ces décors bizarres, ces histoires de petites filles engrossées, de parvenus et de faux dévots. En vérité c'est un peu le bazar et on y rit beaucoup. On sent bien que Sansal s'est amusé à écrire cette histoire, il y a même pris du plaisir, et de fait, il y a mille histoires dans son livre et chacune aurait pu constituer un roman entier. Mais il y a une fin, hélas, et comme dans tout mélodrame qui se respecte, on meurt à la fin, toujours. Chérifa meurt donc. On ne dira pas dans quelles circonstances, atroces, forcément. Et son passage sur terre, s'il a été court, a marqué de son empreinte ceux et celles qu'elle croisa. Lamia, elle, en sort changé et comprend que dorénavant tout est possible. « J'ai respiré très fort l'énergie de la vie qui déferlait en moi. J'étais comme un navire qui sort de son échouage, prêt à reprendre le cours. Je me sentais capable de tout. Oui, vraiment, je ne suis pas du genre à me laisser abattre ou à m'arrêter en chemin (...) Je rêvais déjà d'un nouveau monde. » Raconter une histoire ? C'est Schéhérazade qui doit être contente ! Boualem Sansal, Harraga, roman. Ed. Gallimard, 274 pages, septembre 2005.