Taxiphone, le dernier long métrage du cinéaste algéro-suisse Mohamed Soudani, sera distribué au Canada et en Slovénie, et probablement en Algérie. Cet ancien directeur photo à la BBC est, à 61 ans, cinéaste, documentariste et l'auteur, entre autres, de Nawa, l'homme et l'eau, Abidjan, ville de contraste, Waalo Fendo (là oùla terre gèle) et Un altro mondo. Il s'apprête à sortir, fin décembre, une fiction du genre fantaisie, Lionel. -Votre film Taxiphone, déjà présent dans les festivals, n'a pas encore été vu en Algérie. Le sera-t-il un jour ? Le plus beau prix pour moi est la sortie de mon film en Algérie. Je veux faire la projection à Taghit là où la population nous a aidés à réaliser le long métrage. Des discussions sont menées pour permettre une distribution de Taxiphone en Algérie, mais il n'y pas de date pour l'instant. Le film a participé à des festivals en Autriche et au Canada. On ne peut pas gagner tous les prix. L'important est que le film soit bien accueilli par le public. A Montréal, un distributeur s'est déjà engagé à assurer la présence du film dans les écrans canadiens. Le film va sortir aussi dans les salles en Slovénie, où nous avons décroché le Prix du grand public. Nous étions en compétition avec des films américains, espagnols, suédois… Les jeunes comédiens m'ont surpris par leur manière de jouer. Tarek Bouarara, qui interprète le rôle du patron du Taxiphone, est un jeune Targui. Khalde Benaïssa m'a beaucoup aidé pour le casting. Adila Bendimerad a été prise à la dernière minute. Le rôle de Aya devait être pris par Malika Belbey, prise à l'époque par d'autres engagements. -Comment expliquez-vous que vos films ont été primés lors de festivals tels que Cannes, Venise ou Berlin sans avoir eu une grande audience parmi le public ? Si vous êtes Iranien et que vous réalisez un documentaire avec votre téléphone portable sur une manifestation, vous êtes à Cannes. Vous n'y êtes pas parce que vous avez fait un beau film, mais parce que vous êtes Iranien ! C'est à la mode. Il y a de la politique et de l'hypocrisie dans la dynamique des grands festivals. Les gens veulent voir ce qu'ils ont envie de voir… Dans Taxiphone, des tabous sont cassés. Il faut œuvrer pour ouvrir les mentalités. Il y a des petites scènes qui permettent de penser comme cette manifestation des femmes artisanes qui se rebellent sur Saïd, le patron du taxiphone. Celui-ci voulait agrandir son magasin, ce qui a entraîné la disparition d'un espace où travaillaient des artisanes. Saïd, diminué, a été contraint de négocier avec la meneuse. Mais ce n'est pas un film sur la femme : il raconte l'histoire de ce couple suisse qui traverse l'Algérie à bord d'un camion. Le Suisse est ennuyé d'attendre l'arrivée des pièces détachées pour son camion en panne et dit : «Ici, c'est toujours demain, peut-être, inch Allah !» Et l'Algérien lui répond : «Depuis que je suis né, je suis dans peut- être, inch Allah et je suis fier !» -Ce sont les idées de l'ordre mises à l'épreuve de l'irrationnel… Il y a le cliché aussi ! Je vis en Europe depuis quarante ans. Dans Waalo Fendo, ma première fiction primée en Suisse, j'évoque l'immigration et la dignité. Je n'ai pas envie d'aller en France pour ressembler à un Français. Je vais en France pour dire ce que je fais et l'imposer. J'ai travaillé comme caméraman, directeur photos, avec de grands musiciens. J'étais directeur photos à la BBC où j'ai filmé des opéras lyriques. J'ai, entre autres, travaillé à la Scala de Milan. Cela m'a apporté l'humilité, et l'amour du travail. Le reste c'est du folklore. Quand on apprend avec les grands, on devient humble. Ce que l'on apprend, on veut le communiquer. Personne ne nous empêche d'aller faire des documentaires sur les baleines du Nord. Les Européens n'hésitent pas à venir chez nous en Afrique pour faire des documentaires sur tout ce qu'ils veulent. Nous devons faire la même chose chez eux. Nous devons avoir notre propre regard sur le monde. Nous devons cesser d'acquiescer à chaque fois et donner notre opinion sur la marche du monde. -Pour revenir à Taxiphone, c'est presque une réconciliation avec l'Algérie… J'étais l'homme le plus heureux lorsque le ministère de la Culture a accepté de financer le film. A 60 ans, j'ai accepté d'aller à l'aventure. Pour moi, c'était le rêve. Taxiphone a été pour moi plus qu'une réconciliation avec mon premier pays. J'ai fait un documentaire, un peu encombrant, Guerre sans images, sur l'après-terrorisme. C'est toujours délicat de se poser des questions, alors qu'on doit dire la vérité. Quand on cache des choses, on arrive à rien du tout. J'ai des idées pour faire des films en Algérie. Et j'ai envie d'avoir une structure ici liée à la Suisse pour lancer des coproductions, créer une boîte ou m'associer avec des gens déjà installés. Nous avons déjà une maison en Suisse qui peut coproduire des films algériens ou leur trouver des finances en Italie, en Allemagne ou en Suisse. Le cinéma c'est le cinéma. Dans cet art, les nationalités n'existent pas. Avec Walou Fendo, je suis parti aux Etats-Unis, en Inde, en Iran, il n'y a pas de frontières. Je suis né à Chlef. Je parle arabe, français, allemand, italien, anglais. Cela m'a beaucoup aidé. J'ai des origines lointaines qui viennent du Mali. Je suis donc un Algérien noir. Cette multi- culturalité m'a apporté une grande richesse. Ce qui m'intéresse c'est ce que je fais actuellement. Je veux travailler avec les gens et échanger. Ensemble, on construit pour gagner. Si je viens faire une série télévisée en Algérie, je peux la vendre en Europe. -En Algérie, il y a un manque évident de directeurs photo. Pensez-vous apporter un plus en matière de formation ? Pour le plaisir, j'ai travaillé en tant que directeur photo dans le court métrage de Khaled Benaïssa, Sektou. Il y a des directeurs photo. Bachir Sellami, avec qui j'ai étudié, a beaucoup de talent. Je suis un grand fan de Youcef Sahraoui qui était mon professeur. Je suis de la génération de Abdallah Tikouk. -Vous venez de terminer le montage d'un nouveau film… Un film particulier dont le titre est Lionel. C'est l'histoire de deux enfants, un Européen, un Africain et un lion. L'acteur principal est un lion qui parle. Le lion va conduire une voiture pour aller sauver les enfants en difficulté. C'est un peu de fantaisie et une fable. Je suis toujours un enfant qui a envie de rêver ! Ce film doit sortir en Europe fin décembre, début janvier. -Dans votre démarche artistique, il y a beaucoup de contes… Je parle allemand, mais je ne suis pas Allemand. Je suis francophone parce que la France nous a colonisés. Si vous voulez être ce que vous n'êtes pas, vous trichez. Par exemple, mon film Waalo Fendo n'est pas un conte, c'est un constat. Là où la terre gèle, c'est l'Occident, le Nord. Je suis un combattant pour la dignité. Je suis en train de travailler sur un documentaire qui porte ce titre : L'Afrique, c'est quoi, où j'évoquerai le pétrole du Nigeria et le cacao de Côte d'Ivoire. Le cacao est coté dans les Bourses de Zurich et de Londres et l'agriculteur ivoirien qui le cultive ne gagne pas plus de 200 euros par an ! J'irai poser la question à Dominique Strauss Khan, directeur général du FMI. Il va me donner des explications sur cela. Je m'intéresse aux choses qui me font pleurer, penser. Oui, j'aime le conte, mais je suis toujours le regard humain. -Ne pensez-vous pas que l'Algérie a besoin d'un grand festival du cinéma, une manière de mettre sous les lumières le 7e art du pays ? La culture est essentielle pour tous les pays et elle doit être rentable, pas uniquement sur le plan argent. Nous devons traiter de nos problèmes. Ils ne sont pas forcément différents de ceux du Nord. Le Nord a connu aussi ses flux migratoires. Lorsque je suis arrivé en Suisse, il y avait des écrits à l'entrée de certains clubs, «interdit aux Italiens» ! L'Algérie, un pays phare qui a des moyens, doit réfléchir à la culture. La culture fait partie du développement d'un pays. L'Algérie doit avoir un festival comme Marrakech ou Carthage. Qu'il se tienne à Alger ou Annaba, peu importe, l'essentiel est de l'organiser. Il faut y mettre tous les moyens, permettre aux Algériens de voir des films. Cela permet de financer le cinéma aussi, faire fonctionner la machine. Je n'ai toujours pas compris pourquoi le cinéaste algérien ne peut pas vendre son film au Maroc et pourquoi le cinéaste marocain ne peut vendre son film en Tunisie. Dans un de mes documentaires, j'ai fait parler un caméraman au Burkina Faso qui a critiqué les cinéastes africains qui, selon lui, ignorent les techniciens des pays où ils viennent tourner. Les talents sont cachés partout. Il faut les trouver.