Al Remisse, premier roman de Nacer Alloui, trace des sillons dans la chair vive de l'Algérie des années 1990. Bourhane traverse la vie comme un homme qui marche dans une vallée enneigée une nuit d'hiver. Le froid l'enveloppe plus que la peur. Ou plutôt le contraire. Pourtant, la peur était bien présente dans son pays, l'Algérie, basculée dans la violence, la folie, les tourments et les intrigues, par la force des vents et des tempêtes artificielles. Des vents sortis des ravins du diable et des tempêtes fabriquées par les esprits malsains. Bourhane, le personnage central de Al Remisse, premier roman de Nacer Alloui, paru en langue arabe aux éditions Dar Al Farabi à Beyrouth au Liban, est un agent secret. Sa mission est double : il travaille pour les services secrets mais également pour un réseau appelé «El isfandj» (L'éponge), sorte de département parallèle, un service clandestin. Il est partagé entre le devoir patriotique et l'amour fou. En fait, il est sur les bordures autant de l'amour, de la haine que de la déprime. D'abord l'amour. Ryma est l'astre du jour pour Bourhane. Elle est ce jardin fleuri des jours de sécheresse. Bourhane, un homme blessé, a cru jusqu'au bout de ses entrailles à cet amour ou, à défaut, à l'espoir. Il pensait qu'il était éternel. Solide comme les roches de Constantine, sa ville natale. Mais, Ryma a d'autres projets. Elle se marie avec un commerçant fortuné, comme l'aurait fait une princesse des contes de fées, mais dit qu'elle aime Bourhane. La vie double. Comme celle de Bourhane. La doublure partout : «Elle lui dit : ‘‘Demain, mes fiançailles seront célébrées''. Il ne dit mot, met sa tête entre ses mains, ne comprend pas comment elle peut puiser de toutes ses forces dans la source de son amour, et puis, elle se lie en mariage avec un autre homme». Ryma tente de le convaincre que vivre sur les bordures est mieux que plonger dans des plaisirs construits sur la tristesse des autres. Bourhane, qui s'est habitué au choc, comprend que le temps est un cimetière sans plaques tombales. Dix ans sont déjà passés. Comme la fameuse «décennie rouge» qu'a vécue l'Algérie. Bourhane est chargé d'infiltrer les milieux extrémistes en France pour surveiller les réseaux d'acheminement d'armes vers l'Algérie. La violence a, elle aussi, plusieurs portes. De retour à Alger, un jour de pluie, il rencontre Saïd, son ami d'enfance, un syndicaliste devenu islamiste. Changer les chemises, à défaut de vestes, n'est-elle pas une spécialité nationale ? Abdelmalek, un autre ami, est enseignant, désigné maire, un DEC, selon le langage de l'époque. «Ainsi, l'Algérie change. Tous les postes sont pourvus par désignation, du maire au président de la République, comme s'il s'agit de mettre des pions dans un jeu d'échec», lance Bourhane à l'adresse de ses amis, réunis dans un café. La gestion des DEC, entre 1991 et 1997, n'a jamais fait l'objet de bilan public. Tant d'argent détourné, tant d'argent gaspillé ! Wahid, un cadre militaire, se joint à la discussion du café. Chacun va de son commentaire, de son idée, de sa «république»… Pour les uns, les fondamentalistes sont les «nouveaux conquérants» et, pour les autres, les partisans du «parti de l'administration» sont «les nouveaux colonisateurs». Bourhane apprend de ses amis qu'Arezki, un autre copain, a été sauvagement tué dans son appartement. Qui se souvient encore de l'assassinat du sociologue M'hamed Boukhobza, chez lui, en plein cœur d'Alger ? D'une rencontre avec Ayoub, un colonel, Bourhane apprend que tous les efforts fournis pour circonscrire l'activité des groupes armés percutent «des buts cachés» qui reportent «la fin de la guerre et font perdre toutes les occasions de mettre fin à la corruption et l'intégrisme», lui lance-t-il. La fameuse théorie du niveau «tolérable» de la violence ? «J'ignore beaucoup de choses, mais l'ignorance dans notre milieu est un bonheur, un contrat de garantie de notre vie», confie Ayoub à son ami. Bourhane sera chargé plus tard d'une mission complexe qui le mettra dans les gorges du Rhummel, face à son passé et à des rencontres inattendues, à des surprises, à la fatalité du destin et, probablement, à la délivrance. Nacer Alloui, ancien journaliste à la télévision, qui travaille et vit actuellement à Doha, semble avoir écrit ce roman pour se libérer d'une blessure ou plutôt d'une douleur ancienne et profonde. Il a peut-être écrit le roman qu'il fallait sur un pays qui se met, à chaque fois, en dehors de l'histoire. Un pays qui s'arrange, par la faute des pouvoirs en panne d'idées, à passer à côté du bon chemin et à s'engager dans les sentiers qui mènent au prochain gouffre ! La sincérité se dégage clairement du roman de Nacer Alloui écrit comme un polar passionnant. Il peut annoncer d'autres écrits sur une période qui a marqué une génération et qui peut nourrir toutes les fictions possible. Peut-être même au-delà. N'est-ce pas là la littérature dans toute sa splendeur. Même si la littérature, comme le cinéma d'ailleurs, ne peut refaire l'histoire ni blanchir des pages devenues noires par la faute des hommes…
- Al Remisse de Nacer Alloui. Dar Al Farabi, P.O Box 11/3181, code postal : Beyrouth, Liban www. Dar-alfarabi.com