C'est au cours d'une brève rencontre à l'hôtel Sheraton, il y a quelques années de cela, que j'ai eu le plaisir de lui dire : «Si Mostefa, je viens à peine de terminer la lecture de votre livre, Des Noms et des lieux, un livre que j'ai lu avec transport comme si j'écoutais un morceau de musique alliant l'Orient à l'Occident !» Et lui, de relever la tête, légèrement, avec un soupçon d'interrogation, comme il l'avait fait par cette journée de l'été 1977, lorsqu'il m'avait reçu dans son bureau pour me demander de revoir la traduction en arabe de son fameux texte, en trois parties, sur sa façon de concevoir le système éducatif algérien. Ce texte – qui est maintenant une partie de l'histoire intellectuelle de notre pays –, avait soulevé un tollé général, tout aussi bien dans le monde de l'intelligentsia que dans celui de l'enseignement. La spacieuse et frémissante salle de réception de l'hotêl était pleine à craquer d'hommes politiques de l'ancienne génération, celle de Novembre 1954. Les mots d'hier continuaient à être les mots d'aujourd'hui sans se vider pour se charger de nouveaux concepts. Et Mostefa Lacheraf (1917-2007), m'avait semblé alors prendre de l'avance sur ces mêmes hommes et sur son temps. «Permettez-moi, Si Mostefa, avais-je poursuivi, de vous dire qu'en lisant votre livre je n'ai pu m'empêcher d'établir un certain parallèle entre vous et François René de Chateaubriand» (1768-1848). Un semblant de sourire, d'étrangeté peut-être, vint s'esquisser sur ses lèvres : «Et qu'y a-t-il de commun entre moi et Chateaubriand ?» «Dans Mémoires d'outre-tombes, répondis-je, Chateaubriand évoque quelques pans de son enfance dans les environs de sa ville natale, Saint Malo. On le voit passer, ensuite, directement à un âge plus ou moins avancé, où il est question du politicien chevronné, adversaire acharné de Bonaparte et de l'un des plus grands prosateurs de la langue française. Comme si l'enfance, en tant que telle, lui fut interdite». Je crois, si je ne me trompe, que ce parallèle n'avait pas déplu à Mostefa Lacheraf, ou peut-être, l'avait-il saisi autrement, dès lors que les parcours de ces deux grands écrivains étaient à la fois semblables et foncièrement différents l'un de l'autre. Et de me demander encore à part moi : pourquoi ce grand militant et intellectuel ne s'était-il pas essayé à la narration ? Il en possédait la verve et la matière à la fois. Chateaubriand gambadant sur les roches de Saint Malo avec ses copains d'enfance, s'appliquant à réviser ses cours de latin ou rêvant dans les bois avoisinant son domicile parental. Lacheraf, quant à lui, sautillant sur les débris d'un vieil engin militaire dans les environs de Sidi Aïssa à la fin des années vingt, montant, seul et en silence, les escaliers qui le menaient vers la médersa Athaâlibia, dans la Basse Casbah, aux débuts des années trente, ou fouinant encore, dans une vieille bibliothèque tenue par des hommes d'église pour dénicher quelque vérité sur l'histoire de son pays ! Certes oui, l'époque et la situation sociopolitique ne s'y prêtaient pas. Lacheraf aurait pu cependant être l'un de nos plus grands romanciers. Il en est qu'à relire ce passage de son livre autobiographique où il relate l'histoire de ce libraire ambulant qui, à dos d'une vieille monture, faisait le périple, à intervalles réguliers, vers Sidi Aïssa, M'sila et les villages avoisinants, pour proposer aux lettrés une marchandise des plus attrayantes, des plus fabuleuses : des livres anciens et modernes, et dans les deux langues ! C'est que ce Lacheraf allait partir au combat, mais, en se dotant d'une arme beaucoup plus lourde, et plus porteuse encore, celle de la plume, et uniquement la plume, pour remettre au-devant de la scène historique une identité longtemps outragée, voire vouée aux géhennes par une colonisation inégalée.